Wiliam Tucker, vouloir voir.

« Nous avançons, et rien ne change. Ce n’est pas de la navigation, mais du rêve. »
Camus

« Soudain, j’aperçu au large un point noir sur l’Océan couleur de fer. Je détournais les yeux aussitôt, mon cœur se mit à battre. Quand je m’efforçais de regarder, le point noir avait disparu. J’allais crier, appeler stupidement à l’aide, quand je le revis. Il s’agissait d’un de ces débris que les navires laissent derrière eux. Pourtant, je n’avais pu supporter de le regarder, j’avais tout de suite pensé à un noyé. Je compris alors, sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on connait depuis longtemps la vérité. »
Camus

Ce sont des formes. Caractérisées par un certain volume, une dimension, une matière, une texture, une teinte. Mais aussi un certain dynamisme, un certain rapport d’échelle avec son environnement, une certaine pesanteur, qui suggèrent l’expression d’un élan, d’une volonté ou d’un tempérament.
Mouvement, animation, projetés par notre habitude à lire aux objets du monde selon nos propres émotions et sensations et qui leur attribue une manière touchante dans la conjugaison de cette sensibilité, de cette ambition ou affirmation sensible dont on les crédite, et d’une forme d’inachèvement, de primitivisme corporel qui les handicape, les condamne à cette esquisse de mouvement dans l’ajournement infini de leur réalisation. Mouvements indiqués ou suggérés par un jeu complexe de courbes un développement particulier des volumes que notre appareil statistique, notre vigilance d’animal inscrit dans une chaine alimentaire, soucieux de prévoir et de régler sa conduite sur ces signes extérieurs, prolonge, poursuit, envisage dans tout le développé de leur geste.
Ainsi nous avons coutume de dire que les choses nous parlent quand simplement nous les faisons parler en nous.
Et si nous nous percevons communément comme les représentants d’une espèce élue, modelée à l’image divine, lui étant en quelque sorte apparenté, du moins parangon ou héraut de l’évolution, elles nous apparaissent par contraste comme des avortons, des impasses, des approximations, des élans échoués, voués à poursuivre des vies étroites et basses dans le paysage réduit d’une mare. Pour peu, y verrait-on le regard triste et patient qu’on les chiens quêtant ou quêtant un peu d’attention.
Alors on les recueille dans notre regard. On s’émeut pour elles en même temps que l’on s’émeut d’elles. On est prêt à les aimer, à les accueillir, à accompagner leur lente et entravée existence qui le partage au végétal, au minéral, aux animaux comme la tortue, l’escargot ou le paresseux en regard de nos agitations, de cette façon que nous avons de prendre en main et dominer les situations.
Nous nous fabriquons des fictions. Le mot monde est le titre d’un récit que chacun fait dans le maillage de l’intersubjectivité. Et nous nous émouvons de ces chimères que nous faisons jouer dans nos théâtres intérieurs. Ce ne sont que des images dont on les habille pour palier leur mutisme, des histoires engendrées par cette pulsion, cette habitude que nous avons de lire aux formes, d’y déceler des signes, d’intégrer chaque chose à un jeu d’appels et de répons qu’il nous faut interpréter pour ajuster nos propres mouvements, pour apprivoiser notre inquiétude ou notre désarroi.
Alors, quelques volumes disposés dans l’espace d’une galerie nous sont une communauté singulière, un archipel de volontés, un paysage. Non pas comme portion d’espace immobile, décors, fond ou support, mais comme théâtre de rapports, milieu en perpétuel développement, semblable à un organisme, existence coloniaire pareille à celle des coraux.

L’une évoque une tête mal définie, une autre un mouvement, une posture, la complexion d’un buste, d’un torse, l’articulation d’une jambe. Une cambrure, une main. Vieil instinct apparenté à la paréïdolie ? Ou présence simplement mal définies, indistinctes, comme celles que font les ruines, les statues d’église patinées par le temps, réduite par quelque mouvement iconoclaste, les figures de Medardo Rosso ? Troubles équivoques sur lesquels se jette le sens, avide de saisie.
Et l’on pense à ces tableaux de Géricault effectués à la morgue, à ces abattis, ébauches, études de Rodin, nombreuses comme des tessons, des notes. Tout un lot d’images se laissent convoquer pour indiquer une parenté.
Autant de réminiscences de corps que d’œuvres, c’est-à-dire de ces fictions en lesquelles les époques et les cultures se projettent. Est-ce chercher à se rassurer en fabriquant du reconnaissable ? Il se peut que ces traits soient une manière de répondre à ces sensations que nous avons de n’être pas en présence simplement de masses, de formes plus ou moins aléatoires, plus ou moins définies, mais de corps.
C’est de cela dont se nourri l’art : cette vague disponibilité, cette équivoque susceptible d’accueillir et de soutenir nos élans comme nos inquiétudes, nos questions, pensées et méditations. Les œuvres apparaissent comme autant de définitions — de tentatives de définition — de ce mal définissable qui nous remue et qui fait de chaque objet, chaque moment, quelque chose de familier et cependant vaguement étrange, fantastique ou merveilleux sous certains angles, susceptible de provoquer le vertige.

A se renseigner, on apprend que William Tucker reconnaît l’influence déterminante de sculpteurs comme Henry Moore ou Auguste Rodin. Que certaines œuvres sont mêmes des hommages au travail de ce dernier. Ces suggestions, cette équivoque, ne sont donc pas seulement dus à un affolement de notre machinerie sensible articulant le travail des sens et celui du sens. L’artiste travaille au seuil de l’évidence, maintenant ses figures dans l’instant de leur apparition, à cet endroit précis de la courbe où la reconnaissance pointe, sans se dire tout à fait. Elles en sont familières alors de ces expériences que nous faisons lorsqu’un détail dans un mouvement du regard alerte notre attention et nous fait voir un serpent dans une branche qui jonche le chemin, une bête sur un mur, lorsque la persistance rétinienne dépose dans le blanc une tâche vue ailleurs.
Le paysage de la sculpture anglaise incite à évoquer encore, à proximité de l’œuvre de Tucker, celle d’Antoni Caro, quoique formellement différente, dans les références qui travaillent celle-ci et qui les apparente dans cette troisième voie, entre l’abstraction la plus radicale et le réalisme figuratif le plus poussé, où la modernité s’exprime dans un jeu d’évocation de la tradition ou de dialogue avec certaines œuvres du passé, affirmant une continuité, des préoccupations transversales et intemporelles compatibles avec la liberté des avant-gardes, au lieu de divergences, voire d’oppositions.
Christophe Gaillard, imaginant un dialogue entre l’œuvre de Tucker et celle du peintre Eugène Leroy observe que les deux artistes nous invitent à entrer dans l’image et, à la manière de Saint Thomas fouraillant les chairs du Christ ressuscité, « à expérimenter ce que ressent celui qui doute de ce qu’il voit ».

Image : vue de l’exposition Eugène Leroy, William Tucker, ou l’incarnation de voir, galerie Christophe Gaillard, Paris, juin 2022.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


2 + un =