J’essaie de me souvenir : cette petite toile tirée des étagères alors que je tentais de faire un peu de place et de « rationaliser » le stock de l’atelier. Un paysage grossier datant d’il y a dix ans ou peut-être plus alors que j’avais pour sujet de prédilection l’architecture morne des zones d’activité, des villes nouvelles, les parkings désolés ou les aires de repos. J’avais tiré de leurs cadres des huiles sur papier pour les remiser dans des pochettes à dessin en manière de purgatoire. Un certain nombre avait rejoint la poubelle.
J’avais d’abord poncé la couche de vernis, abrasé les reliefs laissés par les empâtements avant d’appliquer un badigeon hâtif de terre de sienne brûlée. Tabula rasa.
Peut-être avais-je incidemment retrouvé dans ce geste préalable celui de l’artisan, du peintre d’icônes dont l’attention patiente est déjà une forme de recueillement ? J’avais eu alors le désir d’une figure simple.
Certains peintres accumulent des carnets d’esquisses et de croquis dans lesquels parfois ils retournent fouiller comme on fouille dans ses souvenirs. Dans mon atelier le bureau est encombré de photographies imprimées. Elles constituent pour moi une sorte de carnet de notes, de repérages, de banque d’images. Il y avait cette série d’agaves prises à Porquerolles l’été dernier dans une lumière de fin d’après-midi. Un répertoire de postures comme au XIXe siècle les peintres se fournissaient chez les photographes en académies et autres nus susceptibles de jouer un rôle de composition dans des mises en scène orientalistes. La première agave que j’ai peint, c’était en 2006 ou 2007. Une grande agave alanguie, comme Titien peignit la Vénus d’Urbino. J’aime leur élégance baroque, sensuelle, mélange de nœuds, d’ondulations et d’élans. Je ne sais pas si, faisant passer rêveusement sous mes yeux ces photographies d’une saison passée, je pensais au jeu des mains dans la peinture renaissante. Et même plus tard, dans les grandes compositions de Rembrandt, de Velasquez, du Greco ; papillons de lumières qui s’isolent d’eux-mêmes quand on plisse les yeux comme les décompositions du vol d’un oiseau dans les chronophotographies de Marey ou Muybridge. Maintenant ça m’est comme une évidence. Chaque palme se détache dans la lumière comme font dans l’espace du tableau les gestes suspendus de la vierge ou de l’archange Gabriel, du Christ bénissant le monde. Me reviennent les Annonciations de Carpaccio, de Fra Angelico. Même arrêt du temps. Même manière d’hystériser l’espace depuis leur événement. Même jeu de courbes venant nouer des figures, des thèmes dans un lacis continu et mélodique.
Je cherchais un geste simple, un élan calme et silencieux, je ne sais plus bien pourquoi. Et j’avais pensé à Simone Martini, à Duccio, aux fresques du convent San Marco à Florence, à Masaccio, à Giotto, à Piero della Francesca. Je pistais une image dont je ne savais plus rien, une sorte de pâleur retenue, très sereine, un espace poudreux, des murs chaulés. Quelque chose à fleur de peau.
Peu importe le sujet, s’il devait même y en avoir. Se souvenant les études de têtes et de bras, de jambes que Géricault avait fait à la morgue, Delacroix en avait tiré cet enseignement : il était possible de faire des tableaux sans sujet. Le motif il me semblait l’avoir entraperçu dans le détail que constituait l’extrémité élancée d’une agave. Un doigt tendu vers la lumière et vers le ciel. Tout cela n’était que prétexte en somme, presque des incantations, les gestes d’un rituel pour faire venir le ton comme d’autres appellent la pluie ou je ne sais quelle pénétration divine. Une manière de squelette, de structure, les éléments d’une scénographie simple.
La toile en question excédait de peu la taille de la main ouverte ; moins qu’un de ces couvercles de boite à cigares sur lequel Toulouse-Lautrec peignait ses premières pochades. Mais j’y projetais le lieu d’une manifestation : l’apparition puis l’établissement d’une figure couchée dans son évidence. Ni ostentation, ni Trafalgar ou trompettes, ni sensiblerie mièvre ou maniérée. Quelque chose de franc et tendre. Quelque chose dont je ne saurais pas dire si je l’ai appris, rêvant enfant en scrutant une colonne de fourmis dans la terre, le balancier d’une branche dans le vent, la rosée qui perle sur une herbe longue, d’un sourire ou d’une silhouette, de l’horizon quand le soleil se couche et qu’on s’y brûle les yeux, ou du visage clair d’une madone, des mains que peignit Antonello de Messine, de ce qu’il nous est parvenu de l’art Grec.
Il fallait bien ce petit rectangle de la taille d’une main pour accueillir tout ça, métissage de solidité et de fragilité, d’éphémère et d’éternel, dans la matière de la peinture elle-même et dans la mémoire.
Je me souviens avoir peint très vite, très droit, sans repentir, porté comme je le suis souvent quand je peins par une sorte de désinvolture intuitive, comme on fredonne une mélodie, comme on esquisse une danse en cuisinant, comme on s’oublie. Le fond était encore frais et j’appliquais par-dessus une couche épaisse qui faisait penser à un mur lépreux. La plante creusait dedans comme un glyphe, un signe silencieux. Insondable patience des plantes pour nous autres qui gesticulons bruyamment depuis des millénaires quand elles ne semblent faire de s’insinuer dans leur substrat, capter la lumière, respirer l’air et disséminer dans le vent leur futur. Oui, j’avais en mémoire les blancs de Fra Angelico et les figures intériorisées des bouddhistes. Une coupelle de fruits, une timbale chez Chardin. La main qu’on lève par-dessus la foule sur un quai de gare pour qu’elle voit qu’on est là avant de se jeter dans les bras l’un de l’autre.
Peindre peut consister parfois à donner un visage à des vagues de souvenirs. A moins que ce ne soit qu’un prétexte à leur reconvocation, un moyen de les raviver, répondre du travail qui se fait mécaniquement en soi. Dresser des pierres debout sur l’étendue comme on faisait jadis des menhirs, comme les font chaque édifice, des premiers tumuli aux gothique flamboyant des cathédrales. Rejouer pour mieux le voir, pour l’apprivoiser, cette façon qu’ont les images de s’interposer, de s’intercaler dans la vue en hybridant le sensible, les souvenirs, les pensées. Et derrière le processus tâtonnant, se dégage comme un manifeste, l’expression d’une attitude, d’un désir, une façon et un appel à considérer d’humbles et essentielles choses. Ce qui dans la prière tient à la fois de l’éloge et de l’appel, de l’accueil et de la mise en perspective.
Les mots pourraient paraître étranges dans la bouche d’un qui ne croit en rien, sauf à considérer que tout cet appareil rituel, les images et les chants, les mythes et les temples ne sont que témoignages, faits à nous-mêmes, de notre désarroi, de nos désirs, de nos craintes, de nos émotions confuses. Une façon, comme l’écrivait Rimbaud, de « fixer des vertiges ».
Image : Fra angelico, Annonciation (détail)
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