On commence d’abord toujours dans le rêve d’un autre. Dans le rêve qu’un ou une ou deux rêvent à l’incitation d’un groupé rêvé lui aussi par ceux qui l’ont précédé. Et ainsi de rêve enchâssé dans un autre sans plus bien savoir combien de petits décalages depuis et quel écart énorme entre le désir premier et sa formulation, ni ce que les rêves ont oublié que le réel c’est occupé de combler. De rêvé ou devient rêveur. Non pas rêveur autonome, rêveur libre, mais rêveur assujetti au vocabulaire, à la grammaire qui se sont rêvés en nous.
La culture et l’éducation, c’est une manière de border ce rêve, de circonscrire la maison, d’indiquer les matériaux prescrits à son édification, son maintien, sa continuation. Parce qu’un rêve a sa mécanique. Ça fonctionne comme ça. Et il faut nourrir le rêve sans cesse comme on entretient le feu autour duquel on fait cercle sur un île sauvée de la nuit. Pour ne pas qu’il s’effondre. Pour ne pas qu’il s’oublie et qu’on s’éveille comme dérivant oblique dans l’hébétude et l’angoisse, le vertige et la confusion.
Charge à chacun de veiller sur le rêve, d’en maintenir le cap. De s’attacher à sa ligne, quand bien même dérivant, à travers les remous, dans la houle, les creux et la déchirure compliquée des crêtes. A vrais dire il ne s’agit pas tant de viser une destination que de maintenir une ligne continue. De dessiner amplement avec la matière même du rêve et à travers lui.
Alors peut-être pour partie le rêve croise-t-il l’instinct. Ce programme profondément inscrit en chacun et qui nous traverse tous, traverse l’individu, les classes, les ethnies, les aires géographiques, les époques et les générations comme on se meut dans un milieu. Et le rêve apparaît comme une forme de sécrétion de l’instinct. Une manière de réaliser le mouvement. Et l’instinct lui-même, un véhicule. Les plantes ainsi éjectent dans l’espace des graines que les vents, les animaux transportent. On dira que ce sont là des rêves dont elles inséminent la nuit. Que ces rêves forment des plantes nouvelles qui s’y déploient, s’y solidifient, rêvant elles-mêmes comme elles se rêvent. Rêves de rêves, dans un rêve et rêvant. Et que dans ce corps, ce milieu, le rêve se poursuit, dans l’oubli du rêveur initial, mouvement autonome, perpétuelle relance, houle, échappée d’énergie, perle se roulant elle-même à l’horizon de sa propre possibilité.
Ainsi, l’enfant que j’ai été n’était-il que le rêve de ses parents. Lequel n’était que le prolongement, la perpétuation d’un rêve ancien qui les avait formés eux, les avait traversés et les avait entourés, leur donnant la possibilité de se mouvoir et, comme on nage sur le dos en faisant la planche, rêvant, de se rêver au-delà d’eux-mêmes en une vertigineuse mise en abîme.
Ainsi, le monde se perpétuait-il dans une infinité de rêveurs singuliers, nourrissant une dissémination qui pouvait s’apparenter à l’écume que la vague déchire sur le rocher en des milliers de perles qui retombent et dégouttent, qu’elle ravale et disperse à nouveau dans un mouvement comme respiratoire. Ainsi, le monde était-il une sorte de rêve tumultueux et lancinant qui se berçait lui-même dans son babil de rêve. Un remuement résiduel. Objet immatériel dérivant à travers l’espace et le temps, comme un vestige, un écho du dernier souffle, du dernier vent d’un être s’éteignant, d’une bactérie épuisée, d’une digestion accomplie que l’on nomme parfois destin, parfois vie, parfois dieu.
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