« Lecteur, mon semblable mon frère ».
Baudelaire
« Vers la création toujours tournés, nous ne
Voyons en elle qu’un reflet du Libre,
Obscurci par notre ombre. Ou qu’une bête,
Une sans voix, regarde, calme, à travers nous.
C’est cela que le mot destin veut dire : être en face,
Rien d’autre que cela, toujours en face.
Y aurait-il une conscience pareille à la nôtre
Dans la bête assurée qui avance vers nous
Orientée autrement, elle nous entraînerait
Dans son orbite. »
Rilke
On a vu sa manière de s’épuiser sur le grain du papier, distribuant le noir en l’essuyant, comme le fait un carré Conté, un fusain dur. Les inflexions qui témoignent du geste de la main, la désinvolture preste, suggestive avec ce qu’elle contient d’approximations, de lacunes. La façon de déchirure striée, sans pareille, que dépose dans la course le pinceau chargé d’encre. Et dans ce chaos panique, agrégeant à la diable l’apparence d’un visage, les lumières, comme essuyées elles aussi, de la feuille qui devait recevoir ces altérations, par assauts répétés, à sa pureté.
On a mesuré l’effet de ces modulations, sculptant dans l’ombre, ou dans la clarté, dans lesquelles on projette quelque chose de désespéré, dû peut-être à ce combat symbolique et quelque peu vain qui joue là dans cette curieuse bifurcation que la représentation fait en regard du réel. Au fait que les traces, dans leur monté au signe, s’exilent inéluctablement en arrière de la surface sur laquelle pourtant elles ont lieu. Se rassemblent toujours en une figure, une forme d’événement rythmique, comme derrière une vitre, à l’horizon des regards qu’on projette comme on tendrait la main.
En cela on entrapercevait les drames et les élans que l’Homme imprime à son chant, pareil à un oiseau mélancolique, jetant au soir une plainte fâchée. Le sentiment que tout se perd dans la nuit ou le vide, toujours. Et que vivre ressemble parfois à une partie absurde.
Cette détresse qui se retourne vers lui dans les dires et les visages fermés de chacun de ses gestes.
Et bientôt, à travers les gestes ; ceux du pinceau jouant de sa trace sur le papier, ceux qui témoignent de cette intranquillité, de ces élans pulsionnels lancés à la face d’un dieu absent, ou des matités du monde, ou de l’indifférence et du mutisme du ciel, des pierres, des étoiles, de l’herbe, du temps. A travers ces gestes, sans les effacer, ni les éloigner au fond du visible, s’affirme un visage, un regard, une existence concrète, semblable à celle que l’on se reconnait. Monte et s’affirme quelque chose d’une âme.
Quelque chose d’un être qui suscite la sympathie et la compassion. Au désarroi duquel on voudrait répondre. Dont la fragilité vous inquiète. Dont on voudrait prendre soin. Calmer la peur. Dont on reçoit l’incrédulité en écho de la sienne.
Vous ne pouvez plus décrocher de ce regard, de cet échange silencieux. Il vous semble qu’il attend de vous. Qu’il est au bord de la parole. Que, semblable à ces animaux avec lesquels vous avez eu de furtif et semblables échanges, il vous introduit à l’Ouvert.
Je suis toujours fasciné disais-je, par la manière qu’ont certaines images de nous regarder. Et je me demande à chaque fois depuis où elles le font.
Cependant, quelque chose, intuitivement, me prévient d’insister trop, d’investiguer davantage. Par peur de rompre le charme, de trahir, de répondre à côté à cette sollicitation qui tient par la confiance nue que je lui accorde ingénument. Parce qu’au fond ce regard mutique, cette forme de volonté farouche, cette insistance envers et contre tout me sauve de quelque chose, me soutient, m’est comme une porte au bout du couloir, une présence fraternelle, compréhensive. Pareille à l’affleurement d’un souvenir lié à l’enfance.
Image : Amel Zmerli
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