Quelques peintres d’aujourd’hui.

« Avec une pomme je veux étonner Paris. »
Paul Cézanne

« As-tu vu ces lumières, ces pourvoyeuses d’été
Ces leveuses de barrières, toutes ces larmes épuisées
Les baisers reçus, savais-tu qu’ils duraient?
Qu’en se mordant la bouche, le goût on revenait
Mortels, mortels, nous sommes immortels
Je ne t’ai jamais dit mais nous sommes immortels »

Alain Bashung (paroles de Dominique A)

« Il faut être inconscient ou fou pour décider un beau matin de se consacrer à la peinture, d’endosser un costume qui vous dépasse de toute part. »
Numa Hambursin

« Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
 »
Molière

Il me faut avouer d’abord une gêne à l’idée d’une exposition qui se revendiquerait de peinture, comme l’affirmation d’une communauté homogène fermée et très repérable. De même que célébrer un génie français ou prendre le filtre du genre en soutenant une exposition de femmes. Pourtant, je le reconnais dans le même temps, tout resserrement est fécond ; dit quelque chose d’une situation particulière, d’une sociologie. Et sans doute le panorama de l’art en France, malgré la mondialisation, a quelque chose de spécifique, de singulier, lié à l’histoire, à la culture, comme être femme dans l’histoire a induit et induit toujours une forme de discrimination, un rapport particulier à l’expression de soi. Il est ainsi des scènes géographiques, générationnelles, des écoles. Et la peinture en France particulièrement, comme médium spécifique, a soulevé certaines réticences pour ne pas dire un certain rejet il y a quelques décennies ; dont j’ai été témoin. Elle était tellement inconcevable à certains enseignants alors, qu’à un étudiant émettant le souhait d’en faire on répondait de faire de la vidéo, qui était une manière contemporaine de travailler la couleur et l’image. Paternaliste, on vous intimait à vivre avec votre temps, c’est-à-dire à se démarquer le plus radicalement possible des pratiques d’hier. Peur sans doute de manquer la marche du progrès.
D’où l’idée, aujourd’hui où la jeune peinture semble connaître un retour en grâce et où les jeunes peintres, femmes en particulier (on s’en réjouira après des siècles de bâillon), se voient ouvrir grand les portes des institutions, des médias qui hier les jugeaient ringards, d’affirmer par de grandes expositions une vitalité de la peinture, un engouement des nouvelles générations pour le médium et l’existence d’une génération intermédiaire qui œuvrait malgré tout, opiniâtre, contre l’histoire que l’on écrivait. D’où ce geste de l’afficher, insoumise, récalcitrante à se laisser essuyer, rémanente. C’est pointer dans la brume confuse du présent un moment que l’on pourrait dire historique – si la formule n’avait quelque chose de pompeux – et probablement passager.
Car cette mort de la peinture, sa marginalisation, voire son interdiction (combien de fois, étudiant, me suis-je entendu dire que c’était un mode d’expression anachronique, qu’il était impossible d’être de son temps et de continuer à peintre à l’huile sur toile !) est liée à une vision téléologique de l’art, pour ne pas dire une idéologie. Une lecture de l’histoire qui voulait voir en elle quelque chose d’un enfant gagnant progressivement en maturité. Et qu’alors, à la figuration narrative devait suivre la schématisation, puis l’abstraction, avant que l’art conceptuel, par le ready-made, mène vers un art théorique qui finisse par se fondre dans l’idée, le discours en abandonnant sa vieille peau matérielle et ses origines artisanales. Le critique Hector Obalk avait une cette formule : « un peintre peint une pomme sur une toile. S’il supprime la pomme de sa toile, il fait de la peinture abstraite. S’il supprime la toile et pas la pomme, il fait de l’art conceptuel. Et s’il continue de peindre des pommes sur sa toile, il a toutes les chances de faire de la mauvaise peinture… ».
Mais mes réticences viennent sans doute d’une autre ambiguïté. Et je dois avouer n’avoir étrangement jamais été incommodé par l’idée d’une exposition de photographie. Héritage historique qui fait que ce médium sinue entre art et technique, photographie plasticienne, presse, publicité et science ? Preuve que la peinture a un statut particulier, une position singulière ? Que sa domination dans la hiérarchie des arts libéraux s’est accompagnée d’une assignation et de rancunes ? Personne je crois n’a poussé de cris d’orfraie à l’idée qu’il existe un salon du dessin. Et cette même idée de traitement classique par médium suit son chemin sans remous dans l’édition. Ainsi de la série chez Phaidon, Vitamin P dédié à la peinture, Vitamin D pour le dessin, Vitamin C pour la céramique, Vitamin C+ pour le collage, Vitamin T pour threads & textile, Vitamin 3D pour la sculpture et l’installation.
Affirmant ainsi des chapelles, il me semble revenir artificiellement à l’idée de formes pures quand la modernité a opéré un métissage et l’anthropologie historique a donné à penser les images – et les peintures parmi elles – comme constitutives d’expressions hybrides, complexes intégrant rituels, chants et danses, contexte, mythes, de manière que les origines de l’art rapprochent davantage de la performance et de l’installation que du tableau mobile. Si certains parmi nous ont pris le parti, d’une manière presque protocolaire ou oulipienne, d’un art purement pictural soumis au tableau et parfois même au réalisme – se confrontant incidemment à l’histoire – , il est difficile sans être arbitraire d’arrêter la peinture à ces seules expressions en évacuant par exemple les travaux des groupes Support/surface, BMPT et d’autres pratiques qui participent du pictural à l’exemple des sculptures de Franz West, de Pedro Cabrita Reis, des sérigraphies sur plexiglas de Jean-Marc Bustamante, des surfaces d’Adrian Schiess, des photographies de Saul Leiter, des montages de Kurt Schwitters, de Pierre Buraglio ou de Bernard Pras. Et on entrevoit alors le danger qu’il y a à sous-entendre qu’il y aurait une vrai peinture – figurative, sur toile – ou un épicentre de la peinture, repoussant ces formes non canoniques ou déviantes. Alerte qui est redoublée par le fait que la vrai, la belle peinture, faite main avec métier, savoir-faire, soit parfois portée comme une valeur de tradition réactionnaire et conservatrice, opposée à « l’art contemporain » et aux avant-gardes. Que celle-ci soit souvent plébiscitée ou récupérée par des tenant du retour à l’ordre.
Ainsi j’ai souvent eu à dire que mes goûts personnels et mon intérêt pour l’art, s’ils accordaient une place particulière à la peinture, n’étaient en rien un refus des avant-gardes ou des formes les plus minimalistes ou conceptuelles, de l’installation, du landart ou de l’art vidéo. Que je ne la plaçais ni avant ni par-dessus les autres. Que j’étais en somme plasticien, ouvert à toute expérimentation, me sentant dans ma peinture souvent plus proche d’autres praticiens, photographes ou sculpteurs, que de peintres, tout comme, homme, on peut se sentir plus d’affinités avec des femmes qu’avec d’autres hommes (mon aversion pour la fraternité virile des vestiaires), etc. Il m’a fallu de grands efforts de pédagogie pour affirmer la compatibilité de choses diverses, voire opposées, l’hétérogénéité de mes goûts, en appelant à un art multiple, riche de perspectives, de manières ; déhiérarchisé. À la possibilité d’aimer et de soutenir d’un même élan le travail d’Oscar Tuazon, d’Eugène Leroy, de Rineke Djikstra, de Soutine et de Piero della Francesca, à aborder comme des coordonnées d’une même vaste cartographie les tableaux de Morandi, de Per Kirkeby, de Bonnard ou de Soulages, les installations de Virginie Yassef, de Pierre Huygues, les sculptures de Stephan Blakenhol, celles de Brancusi ou de Calder, de Louise Bourgeois, les Nymphéas de Monet, les photographies de Plossu, de Francesca Woodman, de Thibaut Cuisset, de Claude Nori ou de William Klein. Il m’a fallu affirmer que, malgré un goût personnel pour un certain réalisme, ou plutôt malgré le fait que je me sois retrouvé plus ou moins hasardeusement à faire une peinture plutôt réaliste, je ne considérais pas que Picasso avec ses atteintes à la figure ait été celui qui avait ouvert la boîte de Pandore, qu’il marquait une forme de déchéance ou de trahison au beau. Ou que cela je l’avais pensé un temps, adolescent, avant de m’y accoutumer et d’admirer ses audaces, sa virtuosité, son insatiable inventivité. D’en être devenu un amateur sincère. Comme j’avais fini par aimer d’autres artistes par ce par quoi ils m’avaient au début rebuté ou heurté.
Non plus que je criais avec les avant-gardistes qu’après cubisme, surréalisme, abstractions, mouvements divers et hauts en couleur, l’art actuel était à l’image d’une époque morne et sans imagination, tiède.

Pour autant, la jeune scène française et son intérêt actuel pour la peinture et même la peinture dans ce qu’elle a de plus traditionnel, figurative, sur toile, narrative, réaliste, surréaliste, de chevalet… dit quelque chose de l’époque. Elle témoigne d’une affirmation d’indépendance, de décomplexion. De quelque chose d’intempestif, de déhiérarchisé, dans le sens qu’il est entendu pour certains qu’il est possible de peindre sans trembler un bouquet de fleurs ou son ami.e qui lit allongé.e sur le tapis. Si on en a envie, si on y trouve du plaisir. Qu’il est nul besoin de légitimer son geste par une pertinence historique, par une démarche élaborée, un propos subversif ou politique. On peut si on le veut, cultiver le raffinement minutieux de la peinture de la Renaissance, le métier de Velasquez ou de Géricault. Voire aimer ce que l’on qualifiait à une époque de pompier ou de maniériste. Brasser le goût de l’ancien et la culture pop, non plus avec des élans iconoclastes ou punk, mais avec une sincère naïveté. On oublie Basquiat ou Warhol, Buren et Yoko Ono pour se référer à Bernard Buffet, Marie Laurencin, David, Nara, Will Cotton et Dali. Tout renouveau se fait par un changement de l’appareil critique, des références, du jugement de goût. On en reste parfois désemparé, regardant ce qui a lieu, sans plus trop savoir comment en juger.
Les artistes dans les années 20 connurent ce mouvement de dégagement et de retournement des valeurs traditionnelles. Aujourd’hui, il semble parfois que les jeunes peintres s’occupent innocemment à retourner sur eux-mêmes les récits de l’art moderne et contemporain – anti-modernes peut-être, comme l’écrit Antoine Compagnon, ou lassés des idéologies, baignés dans les post-vérités, tutoyant la solastagie et les « années folles » à l’heure de l’entre-deux. Se fait quelque chose de parallèle aux revendications d’un genre fluide et de la non binarité.
Mais pointer précisément ces aspects sont la marque d’un regard forgé par un âge révolu, tenter d’ordonner ou de lire une période complexe, composite, contradictoire, tumultueuse rétive par certains aspects à faire histoire ou à se donner à lire. Donner peut-être trop de place à l’anecdote.
Bien sûr, chaque époque a eu des peintres et des manières de peindre, des esthétiques variées, dépassant de loin celles qu’on a voulu en retenir pour écrire une histoire. Il en est de même aujourd’hui. Il ne faudrait pas imaginer un engouement généralisé là où il est seulement question de visibilité plus ou moins ponctuelle et locale. La France, ça reste un détail du monde, et les années 2020 un trait sur la frise chronologique.
Il y a quinze ans, la plupart des prix, des appels à candidature que je regardais passer s’adressaient à des photographes. La plupart des résidences d’artiste favorisaient l’installation et la vidéo, formes jugées contemporaines. Les Frac jugeaient de même. Ainsi, nous avons été un certain nombre à passer par la résidence Shakers à Montluçon ou Chamalot en Corrèze. Et il ne nous semblait pouvoir lorgner que sur les collections du Frac Auvergne. Nous regardions du côté de Leipzig, en Allemagne. On s’échangeait les noms de Cremonini, de Desgrandchamps, de Peter Doig, de David Hockney, de Rebeyrolle ou d’Alberola sous le manteau. On regardait Cy Twombly, Martin Barré, Brice Marden, Anselm Kieffer, Barcelo, Daniel Richter, Viallat, Buren, Philip Guston, Sigmar Polke avec appétit. Je vénérais Sean Scully et Per Kirkeby.
Il y avait bien eu cette exposition proposée par Hector Obalk et Didier Semin aux Beaux-Arts de Paris en 2000 qui nous avait laissé un catalogue. Mais les œuvres de Pomié, Goldstain, Boisrond, Lacroix ou Ivernel m’enthousiasmaient aussi peu que la démonstration et le ton d’Obalk. L’exposition Cher peintre… présentée deux ans plus tard, devenu mythique pour les prétendants à la peinture de ma génération, au centre Pompidou, m’apparaissait plus tonique quoique l’héritage de Picabia laissait envisager qu’il n’y avait plus de place que pour le second degré incarné par John Currin, Martin Kippenberger, Brian Calvin, le kitch de Kurt Kauper ou de Sophie von Hellerman. Révélations pourtant : Peter Doig, Neo Rauch, Elisabeth Peyton, Luc Tuymans. En 2002, Urgent painting, qui semble n’avoir pas eu beaucoup d’écho. En 2003, Eric Corne proposa Voir en peinture au Plateau à Paris. En 2006 Peinture/Malerei devait exporter les représentant du médium en Allemagne. Puis en 2010, l’exposition orchestrée par la galerie Eva Hober : La belle peinture est derrière nous. Ronan Barrot, Romain Bernini, Katia Bourdarel, Damien Cadio, Damien Deroubaix, Cristine Guinamand, Marlène Mocquet, Stéphane Pencréac’h, Axel Pahlavi, Lionel Sabatté, Jérôme Zonder, Youcef Korichi… Ma génération plus ou moins. J’aurais secrètement voulu en être, mais je constatais comme mes paysages auraient juré peut-être au milieu de ces peintures qui travaillaient le romantisme par la figure. Autour de moi, Claire Tabouret, Martin Bruneau, Maude Maris, Aurore Pallet, Nazanin Pouyandeh, Thomas Lévy-Lasne, Katarina Ziemke, Iris Levasseur, Julien Beneyton, puis Marion Bataillard, Eva Nielsen, Julien Des Monstiers, Mireille Blanc, Guillaume Bresson, Orsten Groom, Marion Charlet, Mathieu Cherkit, Coraline de Chiara, Daniel Mato… Jean Claraq, Nathanaelle Herbelin… Et pour les ainés, Gérard Garoust, Philippe Cognée, Marc Desgrandchamps, Djamel Tatah, Nina Childress, Yan Pei-Ming, Françoise Petrovitch. Je regardais Jonathan Meese, Jean-Michel Alberola, galerie Templon. Albert Ohelen, Shirley Jaffe galerie Obadia. Baselitz et Leroy galerie de France. Cremonini, Rebeyrolle, Denis Laget galerie Christian Bernard.
En 2021, Thomas Lévy-Lasne présenta 50 artistes peintres contemporains de la scène française à Perpignan, généreux panorama qu’il prolongea par une série d’entretiens qui témoignent, par le filtre subjectif, d’une véritable vitalité, d’une diversité de pratiques qui confortent l’idée qu’une contrainte comme celle d’un médium et d’un support peut s’avérer fertile. Il est dommage qu’aucun éditeur, qu’aucune critique se soit saisit de l’occasion pour produire un complément aux anthologies qu’édita Taschen comme Art Now ou Art at the turn of the millenium, à celles de Phaidon comme Vitamine P.
Dans ce sillage, en 2023, le MASC aux Sables d’Olonne proposa Voir en peinture, la jeune figuration en France. Exposition qui devait voyager à Saint Rémy de Provence puis à Dole. Et la même année, le MO.CO à Montpellier propose l’ambitieuse Immortelle, exposition présentant plus d’une centaine d’artistes peintres contemporains conçue par ses commissaires Numa Hamboursin et Amélie Adamo comme une « exposition de combat ».
Une façon d’insister à grandes brassées par le filtre un peu étroit de la peinture figurative, de la peinture narrative, peut-être justement parce qu’elle est la plus suspecte : « non, la peinture figurative n’est pas réactionnaire et passéiste. Non, Pierre Soulages n’est pas le dernier grand peintre français. »
Vient l’envie de poursuivre.

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