« Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. »
Guy Debord
« Observateur, flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez ; mais vous serez certainement amené, pour caractériser cet artiste à le gratifier d’une épithète que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses éternelles, ou du moins plus durables, des choses héroïques ou religieuses. Quelquefois il est poète ; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel.
(…)
Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. »
Charles Baudelaire
« Le monde se fait rêve et le rêve se fait monde. »
Novalis
On était étudiants et on s’en allait traverser la ville, parcourir les alentours comme on sonde le sable frais en y plantant des battons, des tiges. Explorateurs du quotidien on se reconnaissait un appétit commun pour les plis, les voies dérobées, les contre-allées, les marges, les friches, les sinuosités diverses et le passage de clôtures. A l’exemple des Stalkers il nous arrivait simplement de tracer aléatoirement une ligne sur une carte pour nous guider selon ce seul principe. Ou simplement de tendre le bras, à l’envie, dans une direction, au hasard de ce que l’on pourrait bien y trouver, de ce que l’on pourrait bien vivre. Nous héritions d’une tradition qui croisait le flâneur baudelairien, la promenade surréaliste, la dérive situationniste tout autant que les campagnes impressionnistes ou celles des peintres de Barbizon foulant les chemins en quête de motifs, celles des penseurs mobiles, des rêveries de Rousseau, de Rimbaud, poète des chemins aux semelles de vent. Il m’est arrivé longtemps après de claquer la porte pour quelques heures explorer un quartier, profiter d’un séjour pour dériver dans telle ou telle ville, appareil photo en bandoulière. A Paris je prenais le RER et me perdait pour quelques heures dans les excroissances de la banlieue, descendu sur le quai au hasard d’un nom. Me restait à décider : à droite ou à gauche ; et je me laissais entraîner à la faveur des configurations urbaines, des perspectives et des vues, bifurquant pour la silhouette d’un bâtiment aperçu de loin, un effet de lumière. Une fois perdu il me suffisait de remonter le film en tâtant des yeux. Petit Poucet reconnaissant ici un portail, là un angle de mur, la silhouette d’un arbre. Bien plus tard je lirais ce récit que fait le naturaliste Jean-Henri Fabre alors qu’en excursion botaniste avec des collègues sur le Ventoux le brouillard se lève, le temps tourne à l’orage, et ils n’ont pour se repérer et sauver leur vie qu’à se mettre à genoux et suivre à rebours la distribution des essences identifiées à l’aller.
Je l’ai répété souvent, ma peinture commence bien en amont du premier coup de pinceau posé sur la toile. Et le tableau pourrait n’être que la trace, le témoignage de cette expérience de dérive « psychogéographique » que théorisa Debord avec le situationnisme. Sans que je puisse clairement dire si je me mets en chemin pour pouvoir en tirer des tableaux ou si je projette le tableau comme un prétexte à flâner. Si je prends des photos pour regarder ou regarde pour prendre des photos. Les deux choses bouclent. L’œuvre d’art fait l’artiste autant que l’artiste fait l’œuvre d’art.
Il faut ajouter à ces déambulations physiques, ces arpentages, les rêveries, les lectures et toutes sortes d’activités peu identifiables qui participent d’un même mouvement. L’image fixe du tableau s’inscrit encore une fois dans cette mobilité rhizomique, heuristique. Elle est comme un point d’émergence, une balise, une photo-souvenir. Plus épaisse que la simple photo dont elle est comme un dérivé, une dérive pensive épaissie.
La vie dans l’atelier, l’entourage des ébauches, des tentatives, des œuvres passées et de celles en cours participe encore de ce geste, le redouble. On va dans un grand rêve qui se fait et se distord selon comment on appuie du doigt dans telle ou telle direction. L’espace-temps dit-on se courbe ou se froisse selon les masses qui s’y logent. Des séries, des ensembles se font, un motif se diffracte à la manière des images de caléidoscope et il me semble les suivre, sinuer comme j’emprunte des ruelles, longe de haies, des murets, attrape des vues. Après mes marches au dehors, après que j’ai fouillé dans les dossiers de vues, que je m’en sois entouré dans le désordre de l’atelier je poursuis ce grand rêve, cette forme de pensée hallucinée un pinceau à la main, disposant bientôt une galerie de portraits de ville, de plantes, de paysages d’enfance sur ce mur qui se recompose constamment. Morceau d’un puzzle aux multiples accroches, film au montage infini.
Oui, tout cela participe d’un grand film, textes, images et chaque exposition comme une projection privée d’une forme transitoire, d’une forme possible tirée de ces rushs.
Ces mots de Sébastien Ecorce : « L’image même morte ne serait elle encore qu’une forme de vivant. On sait déjà fort bien qu’il n’existe aucune image morte. La pomme de Cézanne n’est pas morte. La carcasse de Bacon ou de Soutine ne l’est pas plus. Les mobiles et formes cellulaires du rêve ne sont pas morts. Faire image n’est pas une opération morbide. C’est une opération qui s’ouvre de sa contrainte qu’elle renverse. Une image de l’image, de sa forme inventée, qu’elle n’absout jamais totalement. Ce serait son rythme, ce rythme du regard à se mettre dans la forme. Cette plasticité à mesure et par l’écart. Faire image serait parvenir à se faire toucher l’affinité et le parasitaire par une immersion phénoménologique enracinée dans l’incarnation de ce qu’elle objecte. »
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