« Se concentrer sur le paysage ou bien sur les détails – tout ce qui environne -, contaminent dans une chaîne sans fin. Le reflet déforme multiple et la comparaison s’effectue avec les doubles – un presque même -, est – suppose – une dissolution visuelle – une tentative de ou pour. »
Eric Suchère
« Aussi, pendant sept années, ai-je étudié les effets de l’accouplement du jour et des objets. »
Balzac
« Je réussi de moins en moins à distinguer les deux sortes d’images, celles qui sont gelées dans la pierre et celles qui sont issues des vapeurs de la fiction. Je sais qu’elles sont formées par d’autres voies, toutefois pour les mêmes raisons. Je me persuade qu’elles partagent une destinée fraternelle. »
Roger Caillois
« On ne perçoit pas un paysage, on l’imagine. »
Bachelard
« Le détail fait digression. »
Daniel Arasse
On ne décide pas de ce qui vous arrête. Ni de ce qui vous sollicite avec assez d’insistance pour s’insinuer dans vos rêveries, dans les fibres de vos pensées, induire vos attentions, donner à vos gestes ce toucher qui vous qualifie. Seulement on peut entretenir des penchants, travailler ce qui vous travaille, répondre d’obsessions. Ou danser autour de ces lumières comme un insecte dans le halo d’une ampoule nue. Certains tombent ainsi d’un coup dans leur vie. D’autres par chutes successives dans un dédale de galeries. Par rebonds. Clémentine Chalançon vous dira que l’intérêt qu’elle cultive actuellement pour le motif des lichens et la lèpre des murs lui vient du regard qu’elle a posé un jour sur une toiture de la Kunstakademie de Düsseldorf. Sans doute, l’aura séduit cette idée, cette manifestation subreptice d’une peinture sans peinture, nouage indécidable de projections du peintre sur la réalité et d’une pictorialité anticipée, disséminée, du monde visible qui n’en finit pas, dans ce qu’il produit de ciels, de fleurs, d’oiseaux, d’insectes ou de pierres, de peindre et de se peindre ; de se parer. On ne saura ce qui sur le moment l’y aura rendu sensible, découpant les contours d’une révélation. Mélancolie, épanchement, ou faveur d’une focale, d’une latence. Être artiste ou poète commence dans cette disponibilité. Il suffit quelquefois d’une musique entendue la veille et qui fait rémanence à travers les sollicitations du jour, d’une idée, d’une phrase, d’une remarque qu’on rumine ; d’images. Du mélange aléatoire de bribes d’expériences suscitées par la vie, le milieu, les rencontres et les évitements. D’une infinité de choses très subtiles mais dont la pesée discrète induit une forme d’épanchement, de courant, de dynamique, comme un astre massif courbe l’espace-temps. Combien de fois vous longez un mur sans le voir, sans que rien de ce qu’il installe dans votre paysage ne vous concerne ? Combien de fois vous passez outre un visage, le pignon d’un immeuble, le regard grand ouvert d’une œuvre ? On sait que sans ces négligences, ces inattentions, le monde serait semblable à ces écrans blancs que font les films sur les photographies d’Hiroshi Sugimoto. Nous en serions des buveurs saouls, débordés, saturés, abrutis par un pur présent continu, la percussion continue de millions de stimuli.
Un film : 24 images par seconde. Près de 100 000 images au total défilent sous les yeux d’un spectateur le temps d’une projection. Une partie qui n’aura pas été vue, sur la présence desquelles l’œil n’aura fait que glisser. Autant qui auront été déduites, inventées, imaginées, avec cette impression de mouvement et toutes les sensations kinesthésiques induites. Autant qui auront été appelées, prélevées à l’archive des souvenirs. Pourrait-on seulement lister tout ce qui entre dans le champ d’un regard au cours d’un quart d’heure de dérive ? C’est ce qui fait la complexité subjective du regard, par comparaison avec la captation objective, mécanique, quoi qu’elle aussi partielle, de l’appareil photo. Et ce n’est considérer que la dimension du visible! Aussi, vivre c’est se frayer un chemin, avancer dans la confusion, à la lueur d’une lampe. Passer sur les pierres dispersées d’un pas japonais. Et trouver là dans l’ordinaire ou l’insignifiant une expression locale, presque saisissable, de quelque chose qui l’excède et trame ce que par le mot de monde on entend : idée d’une totalité et solidarité subjective que l’on se fait avec un milieu. C’est une des vérités du panthéisme qui avance avec Anaxagore que si la nature est constituée d’un nombre infini d’éléments semblables qui sont la matière des choses du monde, « tout est dans tout ». Et Dieu, se confondant à la nature qui elle aussi « aime à se cacher » habite cette dialectique qui pour Héraclite le fait « jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim », « de toute chose l’un et de l’un toute chose ».
Observation que semblent conforter ou confirmer les toiles de Clémentine Chalançon qui, oscillant du grand ou très petit format font hésiter l’appareil perceptif et interprétatif entre détail et espace cosmique, immanence et transcendance, accordant les contraires dans une forme dynamique qui n’est pas sans évoquer le qi – souffle-énergie – chinois. Chaque tache évoquant aussi bien la cellule, la prolifération microbienne, que l’atoll ou la galaxie. L’un tombant dans l’autre à l’infini.
Dominique Sampiero dans Inventaire du vide comme neige et fleurs non répertoriées, dont le titre déjà semble entrer en résonnance avec les œuvres de l’artiste, semble en quelques lignes toucher ce « contact avec la matière de l’au-delà », sinuant comme au ras de la surface pour noter les « coulures au sang noir, offrandes pour se consoler du grand tout, du néant qui rongera notre conscience, grâce agacée de couleurs vives, hirsutes et de frottements raclés jusqu’à l’os dans son désir d’envahissement. Pleine conscience passée entre les mains béantes du lointain. » Peindre est le geste de cet égarement, de cette plainte amoureuse.
Arrêté par quatre pans de faux marbre peints à fresque par Fra Angelico dans le couvent San Marco à Florence, oubliés par l’iconographie traditionnelle, Georges Didi-Huberman note qu’il y a dans la peinture la plus dévote du XVe siècle et dans celle de l’Angelico en particulier « des zones de relative défiguration, situées entre deux, voire entre plusieurs statuts iconiques ». S’y dissimulait un sujet qui n’était ni un thème ni une histoire, ni une allégorie strictement définie par le biais d’un code iconographique, mais « un nœud d’indéterminations concertées ». Et que ces pans, à les regarder de près échappent au pur mimétisme, représentent moins des marbres feints qu’ils ne présentent de la peinture pure dans son expression matérielle, assortie d’une dimension spirituelle qui tire le visible « au-delà de lui-même, dans les régions terribles ou admirables de l’imaginaire et du fantasme ». Si ce sont des marbres, à première vue, ils sont traversés par la peinture, par une peinture qui n’est pas tout à fait assujettie à l’illusion ou qui passe par la mimesis pour s’insinuer de corps.
Il ne s’agit pas de simples décorations ou d’ornements récréatifs peints en marge de scènes édifiantes. Il ne s’agit pas de simples fantaisies. Ces pans incitent à dépasser la lecture anecdotique ou ces deux premières exigences qu’appelle l’Église à l’égard des images : celle qui consiste à instruire les ignorants, comme celle qui consiste à susciter un affect de dévotion, pour suggérer plus subtilement le mystère de l’Incarnation. Ainsi, « sa surface attrayante nous retient d’abord, comme une histoire merveilleuse peut fasciner n’importe quel enfant. Puis s’ouvre devant nous l’admirable et terrifiante profondeur : c’est, en un sens, l’abîme et le labyrinthe même des figures. Car tout, dans l’Écriture, est figure. »
Qu’elle soit à proprement parler religieuse ou non, toute représentation et toute œuvre peut-être est sollicitée par la question de l’Incarnation qui est en quelque sorte son fond, son âme, au sens de « ce qui l’anime ». L’hypostase chrétienne fait ainsi du Christ « l’union permanente en raison de laquelle le Verbe de Dieu, sans cesser d’être Verbe, est en même temps homme parfait ». Dépouillé dans un geste d’humilité et d’empathie, à la fois Dieu et homme, il l’est non par confusion de substance, mais par unité de personne.
Et Verbum caro factum est. (Et le Verbe est fait chair). Ici le sens tournoie, fait de la peinture un paradoxe, le double digressif du mystère de l’Incarnation où les contraires se répondent, s’inséminent mutuellement. L’immensément grand et l’immensément petit, le souffle et la boue, le corps et l’esprit, la figuration et la défiguration, le langage et l’image, le raffiné et le vulgaire, le saisissable et l’insaisissable, le tumulte et le silence pouvant être accolés sans conjonction à la manière d’Héraclite ou de la poésie chinoise. C’est à la fois un écho au monde visible, aux apparences, et un phénomène autonome, engagé dans sa propre germination. Une forme d’hétérotopie comme la théorisa Foucault, territoire singulier qui forme un monde dans le monde. Et c’est la grande, l’immémoriale histoire de la peinture.
Proust y touchera du doigt par la figure de Bergotte dans La Recherche du temps perdu.
Balzac dans Le chef d’œuvre inconnu.
Le premier s’appuie sur un malaise dont Proust fit l’expérience lors d’une visite du musée du Jeu de Paume et narre le vertige que connait l’écrivain Bergotte devant la Vue de Delft de Vermeer dont il vérifie les petits personnages bleus, le sable rose et ce fameux petit pan de mur jaune avant de sombrer dans un délire de plus en plus serré, obsédé par ce « petit pan de mur avec un auvent, petit pan de mur jaune » dont il voudrait que son phrasé se rapproche ou auquel il voudrait que son écriture se confonde. Quiconque a la souvenir du tableau revoit sa clarté presque photographique, les figures en effet, au premier plan, se découpant sur les berges, son silence, son immobilité hystérique, le gris bleuté des toits d’ardoise. Mais la légende que fonde l’écrivain incite encore à fouiller pour reconnaître ce qui, a l’observation, se révèle être moins un pan de mur qu’un pan de toit jaune de Naples dans la lumière. Sauf à considérer concrètement, à travers là encore la représentation, le mur de la toile et la couleur que le peintre y a méticuleusement déposé. Et que la peinture, pour paraphraser Georges Didi-Huberman à propos des fresques de Fra Angelico n’est « pas faite pour reculer, comme un paysage classique recule derrière la fenêtre de son encadrement », mais est faite au contraire « pour avancer vers l’œil, l’ébranler, le toucher ». « Elle est faite pour induire l’expérience d’une incorporation de l’image. » Pour ne pas dire, de son incarnation. Visant « la présence avant la représentation ».
Le second narre dans une semblable mise en abîme l’entêtement maniaque qui mènera à la folie et à la mort le peintre Frenhofer dont l’œuvre testament, La Belle Noiseuse, s’apparente à un chaos pictural semblable à un mur, ¬ « des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture » – duquel émerge, seul élément lisible dans cette débauche du visible qui n’est pas sans rappeler au lecteur moderne les toiles d’Eugène Leroy, un pied « délicieux », d’une délicatesse remarquable.
Le petit mot de pan, humble mais vaste, évoque les titres brefs, lapidaires, d’Antoine Emaz. Ainsi un coup d’œil rapide vers les rayonnages de ma bibliothèque me donne Cambouis, Limite, Flaques, Personne, Caisse claire, Sable, Ras, Soirs, Os… Je pense à Res, dont le mot respublica (La République) nous rappelle qu’il désigne la chose. Forme d’indétermination pourtant localisable, registre inférieur, humble encore, il me fait ricocher vers le souvenir de ce livre, comme un écho au Parti pris des choses que Roger Caillois dédie aux Pierres : « Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. (…) Ni bornes ni stèles, pourtant exposées aux intempéries, mais sans honneur ni révérence, elles n’attestent qu’elles. » L’homme ne les a pas manufacturées, « les destinant à quel usage trivial, luxueux ou historique. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire. (…) Elles sont demeurées ce qu’elles étaient, parfois plus fraîches et plus lisibles, mais toujours dans leur vérité : elles-mêmes et rien d’autre. » Et Caillois de poursuivre une liste les qualifiant, développant par le langage cette attention qu’appelle Romain Bertrand aux Détails du monde. Ce pourrait être attention comme aux pierres aux lichens et d’autres existences minuscules qui courent sans tapage au ras du sol : « Je parle des pierres : algèbre, vertige et ordre ; des pierres, hymnes et quinconces ; des pierres, dards et corolles, orée du songe, ferment et image (…) Je parle des pierres qui n’ont même pas à attendre la mort et qui n’ont rien à faire que laisser glisser sur leur surface le sable, l’averse ou le ressac, la tempête, le temps. » Choses donc, et presque « rien », poursuit l’étymologie, mais dont l’homme à en croire Caillois, envie la durée. Et peut-être plus encore peut-on y lire ce désir de fusion que Caillois développe dans un autre livre, observant comme les stratégies de camouflage ou le mimétisme animalier des phasmes par exemple ne leur permet manifestement pas d’échapper aux prédateurs, mais les désavantage encore, certains s’entredévorant par erreur. Et comme il pourrait être poétiquement envisagé comme un désir cousin du sentiment océanique qui en appelle à retourner dans le giron maternel, à rejoindre l’unité primitive du grand tout – pan. Et quoi de plus collé au monde, quoi de plus symbiotique qu’un lichen, cet organisme qu’un botaniste suisse, au milieu du XIXe siècle, reconnu en vérité comme la collaboration étroite, intriquée, autotrophe, d’un champignon et d’une algue généralement dite photosymbiotique, adjointes d’un discret macrobiote ? Quelle meilleure façon de se fondre dans le tout que de se confondre aux ombres et aux taches des pierres, de s’insinuer dans l’écorce des arbres ? De s’y imprégner comme la peinture pénètre la toile crue, s’accroche à ses fibres, se fond dans l’image qu’elle forme ? Le peintre, s’il tient comme le poète « les fables pour des fables, avec la prudence, l’incertitude et l’incrédulité qu’elles commandent », n’essaye-t-il pas, avec ses outils, comme le second, « de réunir par quelque biais même ténu les parties disjointes et contrastées de note indivisible univers » ?
Le hasard étant l’autre nom de la nécessité dans sa forme malicieuse, il se trouve dans mes rayonnages cet autre livre d’Antoine Emaz titré Lichen, lichen, édité en 2003 aux Éditions Rehauts. Et comme je l’ouvre à l’aventure : « Depuis longtemps déjà le poète n’est plus l’innocent ; il sait que la boîte à outils importe autant sinon plus que ce contact muet et violent entre réalité et plaque sensible. » Clémentine Chalançon y souscrirait, équilibrant l’appel de la représentation sur les aventures de la touche et du geste, de la texture et de la couleur. Et, plus loin, répondant au geste du regard, à l’élection que j’interrogeais au début, qui fait à l’artiste se pencher sur un pan de toit mangé de taches : « Le poème n’est pas là pour convaincre ; il peut interroger simplement, ou témoigner. Quand je travaille une réalité neutre – une lumière sur un mur par exemple – ce n’est pas politiquement innocent. J’ai besoin de ne pas voir ailleurs ; j’ai besoin de ne plus voir que ce mur et cette lumière. »
Cette attention, si on peut le dire, est une éthique. Dans le monde courant, une bifurcation, un chemin buissonnier, un frayage sensible. Sans doute y gagnerait-on à écouter au plus près des bruissements du monde, les frissonnements du lichen sous la caresse du pinceau. À l’exemple de Wilhelm Nylander dont la lecture du livre de Mahigan Lepage, La science des lichens, m’apprit l’existence. Pionnier à établir la taxinomie des lichens et à les considérer comme bio-indicateurs de la pollution atmosphérique. « On a déjà envoyé des lichens dans le vide sidéral, écrit Mahigan Lepage, et ils sont revenus sur terre en grande forme. « Seulement, certaines espèces aiment moins l’azote que d’autres, alors plus l’atmosphère est polluée, moins on trouve de bons vieux lichens à feuille et à fruits et plus on trouve de ces lichens orange ou gris bouffeurs de nitrates » ; un vieux truc de lichénologue, dit-il.
Alors, oui, le minuscule, le négligeable, le presque rien, confondu à l’inerte des pierres et des murs, auréolant d’ocelles, d’archipels miniature, le béton, comme les chewing-gums le font sur l’asphalte, le goudron des villes, ils disent un peu de l’invisible, des fragilités de la vie. On s’y accroupit, proche, comme l’on considère des moments, des sensations, des impressions et la matière même « petites touches en écailles longues tournant autour de plus, balayant sale sophistiqué sur le brun maronnasse, petits tourbillons, agitation autour, tout autour de la souillure, dans le blanc tout autour et ses nervures, ligaments, filaments rendus visibles par la poussière des jours accumulés (…) volume contre plans ou l’un pénétrant l’autre jusqu’à ce que ne reste plus que la fleur de jus colorés contre le blanc autour et la couleur unifiée en elle et ses dérives harmoniques » pour l’écrire comme Eric Suchère dans son journal du regard. Mémoire et sensation sont le matériau des choses. Dans cette mythologie native, Clémentine Chalençon convoque ce toit de Düsseldorf ocellé de lichen, comme Kandinsky l’anecdote du tableau retourné dans l’atelier, comme Edvard Munch dira à la source de son fameux Cri le soleil couchant sur le fjord, les amis qui s’éloignent et l’anxiété qui le prend comme on déchire la nuit. Hans Hartung semble avoir tiré de sa fréquentation précoce du laboratoire photographique de son père, du ciel qu’il observait à la lunette et des éclairs, qui l’effrayaient enfant, une fascination pour l’espace et les formes dynamiques qui y surgissent ou s’éploient, pour la lente venue d’une révélation. Le ciel reste pour lui le tableau premier où les constellations renvoient à la mémoire et au temps. Il cherche à « s’identifier aux tensions atmosphériques et cosmiques, aux énergies, aux rayonnements qui gouvernent l’univers ». Ses témoignages semblent parler pour Clémentine Chalençon, poursuivant le fil de ses obsessions, de ses images matrices pour tenter de dire le pouvoir qu’elles ont d’ouvrir et de singulariser une façon sensible d’être au monde. « Les pierres les plus belles, les plus drôles, les plus inattendues, je les photographiais là, sur la plage, sous le jeu de la lumière naturelle », écrit-il. « Depuis, j’ai pris l’habitude de voir partout des figures, des images, parfois dans une simple tranche de pain. » En un sens, Hartung traque les sinuosités, les tournures de son propre regard et du monde qu’il fonde. Il photographie son propre toucher qui est aussi ce par quoi la réalité des choses le touche. La peinture ne fonctionne pas autrement. Elle l’accuse peut-être plus encore. Ce faisant, elle touche à un vertige. « La mimesis, notera Jacques Damez, n’est pas la loi qui soumet les arts à la ressemblance mais un régime de visibilité parmi d’autres, qui ne signifie aucunement la valorisation de la ressemblance mais l’interrogation des cadres dans lesquels elle fonctionne. » Alors, n’importe quel objet – un caillou, un lichen aussi bien – s’ouvre et devient un abîme, un grand trou métaphysique. L’artiste s’en approche, le met au travail. Il s’en souvient devant la toile. Cette arène en laquelle tout advient, comme la feuille de papier que l’on frotte au crayon révèle, relève tout à la fois sa fleur, son grain, le geste et les veines du bois sur lequel on s’appuie. La main pense, le sens tourbillonne, tout se mêle, se tisse, s’entrecroise. Et sans doute Clémentine Chalençon ne démentirait pas son ainé quant à ce qu’il advient là : « devant la surface blanche, me vient le désir d’une certaine tache, d’une certaine couleur, ou d’un trait. Ce que j’aime, c’est agir sur la toile. Les premiers signes plastiques en entraînent d’autres. Les couleurs mènent à des graphismes, lesquels à leur tour suggèrent des taches dont le rôle peut-être (compte tenu de leur expression propre) aussi bien d’accompagner, de contrecarrer que de stabiliser. (…) Au fond, il est bien difficile de faire leur part à la critique objective et aux effets de l’inconscient dans un travail direct ou l’inspiration, l’accident (humainement inévitable) et le raisonnement, se mêlent à chaque instant. »
« J’aimais mes taches. J’aimais qu’elles suffisent à créer un visage, un corps, un paysage. Ces taches qui, peu de temps après, devaient demander leur autonomie et leur liberté entières. Les premiers temps, je m’en servais pour cerner le sujet qui, lui, peu à peu, devenait négatif, blanc, vide et enfin prétexte au jeu des taches. »
Image : exposition Pans à la MAC Perouges, 2023.
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