note intranquille

« Victimes d’un double envoûtement, tiraillés entre les deux vérités, condamnés à ne pouvoir choisir l’une que pour regretter aussitôt l’autre, nous sommes trop clairvoyants pour n’être pas des dégonflés, revenus et de l’illusion et de l’absence d’illusion ».
Cioran, Ecartèlement.

Ces dernières années comme ça j’ai lu un livre. Un livre que j’avais acheté parce que j’avais lu et apprécié les précédents du même auteur. Le titre je crois me laissait présager une poursuite sur un mode personnel de questionnements à la fois sociaux et esthétiques qui me préoccupaient. Je sentais que sa lecture pouvait accompagner et nourrir mes propres réflexions, m’aider à les organiser, me fournissant de surcroit le plaisir des éclaircissements, des mots juste, de la phrase éloquente qui rejoignait une certaine conception de la poésie.
Je ne sais pas dire si c’était le moment, ce que l’on appelle l’air du temps, ou le fait qu’un objet ne répond jamais vraiment à nos projections, nos attentes. La réflexion était bien amenée, tout à fait d’actualité, et la façon d’écrire faisait ouvrage à la façon d’un petit travail d’orfèvrerie, les idées circulant avec fluidité. Pourtant venait en quelques pages un certain malaise, une sorte de lassitude. Au lieu de me mobiliser, de me faire entrer en intelligence avec l’auteur, à m’en trouver raffermi et solidaire, je voyais le livre entre mes mains, objet inerte, de plus en plus lointain. Je voyais le livre comme un exercice. Les phrases comme des formules. Les indignations comme des motifs, au sens ornemental. J’ai ressenti alors cette critique qui fait dire parfois « le reste, c’est de la littérature » à des tempéraments concrets qui s’ennuient des discours. C’était cela : des mots sans prise, une forme de divertissement. Il me semblait que tout ça tournait sur lui-même ou sur un petit cercle assez étroit. On pouvait le regarder, le considérer comme ça sans que ça n’infléchisse en rien les structures du monde. Que se faisait là une posture, comme celles d’indignation, exploitant au fond les choses du monde comme une matière à faire des livres, des phrases, des discours. J’en finissais irrité et désabusé, las. Suspicieux de nos petits commerces. Avec une envie de silence et de calme. Les grands drames sont l’occasion de photographies poignantes. C’est notre goût du pathétique, du sublime, notre intériorisation du spectacle. Je participais à me mesure, assez discrètement somme toute mais tout de même à cet encombrement, à ces vanités. Je fais le singe devant mon miroir. Combien de fois m’étais-je dit que le livre que j’achetais était le dernier, qu’une petite dizaine, lus et relus à l’occasion suffisaient, que mes petites réflexions pleines de naïvetés, publiées ici et là, étaient ridicules, que je faisais trop d’images. Qu’il nous fallait nous désencombrer, sortir de ce mouvement productiviste qui prenait tout, des commerces les plus prosaïques à ce « monde de la culture » qu’éreintait Dubuffet. On se débat comme ça avec nos propres contradictions, nos élans contraires, on tient mal en place.
Ces mouvements ont au moins le mérite parfois de nous faire sortir du jeu, nous exiler, nous mettre de côté et nous faire considérer ce dans quoi on est pris, comme par dissociation. Bien sûr, l’attraction du groupe, des habitudes nous récupèrent. Parfois l’impression d’être comme le chien dans la meute qui prélève un os à la carcasse pour aller le rogner plus loin. Pressé de tous côté, ballotté, intranquille, on échappe des mots – activité digestive -, des objets qu’on appelle œuvres, toutes sortes de remuement, de bruits auxquels on finit par se bercer. Les rivières s’épanchent par là où le terrain fait une pente et l’accusent encore en s’écoulant jusqu’à y faire ce qu’on appelle un lit, le polis d’une habitude.
Tout dernièrement j’ai ouvert un livre de Cioran qui témoigne dans ma bibliothèque de ce qui me travaillait à vingt ou vingt-cinq ans. Je l’avais oublié. Feuilletant au hasard, j’y redécouvre un véritable travail de sape. « J’en veux à notre siècle de nous avoir subjugués au point de nous hanter lors même que nous nous en détachons. Rien de viable ne peut sortir d’une méditation de circonstance, d’une réflexion sur l’événement. » « Savoir et consolation ne se rencontrent jamais. A ceux qui ont besoin de consolation, les philosophes n’ont rien à proposer. En un mot : toute philosophie est une attente déçue. » De quoi encapuchonner tout stylo sur le champ.

Image : anonyme, Lyon, mai 2022.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


5 + = quatorze