Neo Rauch, dispositif péristaltique de filtration dans le flot du temps.


« Je me sens comme un enfant de la modernité qui a quitté la maison de ses parents. »

Neo Rauch

« J’ouvre en tremblant les chambres de contamination les plus variées et j’y prends divers matériaux pour les déposer provisoirement dans mes territoires de peinture. Je fais sortir des personnages apeurés de leurs baraques de quarantaine et je leur offre des possibilités de s’établir dans mes chambres de brouillard. »
Neo Rauch

« Sur le trottoir, juste devant lui, beaucoup de gens marchaient à des rythmes divers. Parfois l’un d’eux se détachait et traversait la chaussée. Une fillette tenait dans ses mains tendues un petit chien fatigué. Deux messieurs échangeaient des informations. L’un d’eux avait les mains tournées la paume en l’air et les faisait gouger régulièrement comme s’il tenait un poids en équilibre. Et voilà qu’on apercevait une dame dont le chapeau était surchargé de fleurs, de rubans et de boucles. »
Franz Kafka

Le peintre Neo Rauch, à considérer un à un ses étranges tableaux sans rien savoir de lui, fait l’effet d’un étranger, voire d’un extra-terrestre qui tente de s’intégrer à un groupe dont il ne comprend ni la langue ni les gestes, ni encore les coutumes, et qui essaie par un mimétisme consciencieux et maladroit de s’assimiler. Il a les yeux grands ouverts et saisi des postures, des attitudes, des objets sans en identifier les fins ni la logique, l’usage. Confond le prospectus publicitaire, le manuel scolaire, l’illustré le plus désuet, le tableau d’histoire et le tableau d’église, le fanzine de science-fiction, les contes pour enfants et souvenirs d’explorateurs dans des compositions de son cru qu’il joint innocemment à celles des autres sans voir qu’elles jurent, malgré le métier, les morceaux qui, pris isolément, répondent aux exigences classiques. « Je m’abstiens aussi bien d’une hiérarchisation que d’une évaluation consciente de mon inventaire de motifs picturaux. , confesse-t-il. Balthus, Vermeer, Tintin et Milou, Donald Judd, Donald Duck, l’agit-prop et tout le fatras publicitaire à deux sous et en gros caractères se mêlent les uns aux autres dans un sillon du paysage de mon enfance ». On s’imagine qu’on aurait pris pour fou et dangereux moralement quiconque eu l’idée il y a un siècle ou deux de partager des propositions si contraires au bon sens.
De toutes ses cueillettes, en autodidacte, il fait des phrases mélangées, parodiques sans le vouloir, bricole des scènes monstrueuses, absurdes qui pourraient faire rire si le sérieux qui en émane n’ouvrait sur des perspectives inquiétantes. On le regarde de travers alors, mettre soigneusement et inlassablement les pieds dans le plat, discréditant le bon sens en le retournant comme un gant, affadissant les audaces des autochtones en les dépassant sans frémir, spontanément. On pense à Candide, aux Lettres persanes. C’est comme Otto von Guericke, ce savant allemand du XVIIIe siècle qui constitua à partir d’ossements fossiles et d’une dent de narval une authentique et approximative licorne. Découvreur de ce qu’il inventait. Sauf qu’à lui, aventurier téméraire et chevronné de l’inconscient, les chimères lui poussent chaque jour au bout des mains, dans une fantaisie et une liberté inépuisables. Il ramasse quelques figures, la silhouette tortueuse d’un arbre, une planche entomologique et les dispose dans un paysage composite, accordant les couleurs, les lumières, ne pensant les interactions semble-t-il qu’en thermes plastiques, dans un réalisme lacunaire qui malmène la perspective linéaire et le principe d’échelle.
Nous connaissions les aberrations fantaisistes qui se font dans l’accouplement d’animaux et d’hommes à la manière des centaures, des sirènes, des griffons. Neo Rauch crée des chimères d’espaces, des chimères narratives, ignorant les conventionnelles unités d’espace et de temps, comme la loi des causalités. Dans ses tableaux, les choses s’accolent par d’autres logiques et semblent assembler des images, des scènes rencontrées à l’occasion de longs détours, successivement, mais qu’un capricieux froissement, un glissé comme on en fait dans les rêves mettent en relation au milieu de leurs gestes dans des dynamiques contradictoires, asynchrones, artificielles. S’y déploie une agitation anarchique, un mélancolique chaos au charme surréaliste semblable à celui que définit Lautréamont par « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre ». Une pâtisserie équivoque rencontre une carte postale, une enseigne, des nuées romantiques, une scène domestique détournée, le montage d’une page de roman photo, un geste de peinture… et surgit de l’improbable une beauté nouvelle, suspendue au milieu d’un nœud de possibles. La peinture réaliste du XIXe siècle rencontre l’illustré, le collage dada, les cryptiques tableaux narratifs de Marcel Duchamp, l’ironie de Martin Kippenberger ou Gérard Gasiorowski, les cauchemars de Gérôme Bosch et on tente d’imaginer de quelles puissances émancipatrices aurait pu le créditer André Breton. Si ce dernier aurait pu envisager la pratique d’une sorte de cadavre exquis solitaire hybridant l’imaginaire d’un Max Ernst et la « paranoïa critique » d’un Salvador Dali.
Alors chaque toile semble être une fenêtre ouverte sur un monde bizarre où se démènent des personnes qui ressemblent un peu à un vieil oncle, à un employé d’assurances, un trappeur ou un philosophe converti à la réclame, à un ange de l’Annonciation, Gabriel, faisant irruption dans l’atelier d’un souffleur de verre, d’un démonstrateur en aéronautique, d’un homme de foire. Elles défilent sous nos yeux avec le charme désuet des images de lanternes magiques, des vieilles planches de la documentation scolaire, d’affiches de propagande. On s’y émerveille de ne rien comprendre aux spectacles qu’elles offrent, tentant, comme pour une cérémonie exotique, d’identifier un personnage récurent, quelques noeuds ou motifs à cette musique bizarre. Multifocales, le regard s’y perd, errant dans les décors d’un diorama comme dans la matière d’un film avec ses fondus enchainés, ses transitions et son subconscient en liberté.
Les couleurs, les textures, les rapports de tons et de traitement, tout en étant d’une incroyable richesse, servent une singulière harmonie qui atténue l’effet de collage et de ruptures. De même que la profusion d’éléments n’affecte pas la lisibilité globale. Et malgré l’hétérogénéité narrative, tout se tient rigoureusement, dans une forme de baroque nouveau, plus raide que lyrique, d’élaboration complexe, que l’on pourrait quelques fois rapprocher de l’univers de Gérard Garouste, de Leonardo Cremonini, d’Alfred Courmes, de Raoul Haussman, de Michael Borremans et de Matthias Weischer, sinon d’Henry Darger. Au Balthus de La rue (1933).
On en reçoit l’énergie jubilatoire, la vitalité jouissive les indices de virtuosité, tant dans le dessin que dans la couleur, la distribution que la peinture. La bizarre. L’étrangeté hypnotique, inquiétante parfois, le pouvoir de décollement ou de sustentation psychique qui en émane. Une curieuse faculté de subversion qui échappe à la simple provocation, comme la mesure domine l’inclinaison dionysiaque.
L’exposition Cher peintre… par laquelle étaient montrés pour la première fois en France des tableaux de Rauch engageait à considérer au début des années 2000 (2002 à Paris) un renouveau de la peinture prise dans le sillage de celle de Martin Kippenberger et dans l’héritage de celle de Picabia. Le litre était d’ailleurs emprunté à Kippenberger (liber Maler, male mir…) dont il était rappelé le goût pour la provocation, l’ironie, le sarcasme. Et c’était le filtre de lecture qui avançait « une peinture figurative considérée comme provocatrice et sincère, critique et sentimentale », c’est-à-dire insaisissable en ses nombreuses contradictions, presque névrotique, jouant de double bind et autres logiques paradoxales. Le parrainage moral de Picabia enfonçait le clou : « la peinture est décorative, arbitraire, et même une relation sceptique avec elle serait déjà trop lui accorder ». Avec ses nus d’après images de magazines et son ironique Portrait d’un couple (1942-43) qui anticipe l’esthétique d’Ida Tursic & Wilfried Mille ou de Karen Kilimnik, la peinture s’affirme par le kitch.
Y associer le cas Bernard Buffet qui passa du statut d’icône populaire adulé par Warhol, à celui de ringard honteux superficiel insistait sur une crise du goût rattrapée par ses ambiguïtés. Les tableaux de Sigmar Polke des années 60 entérinaient cet humour grinçant, aux côtés de ceux de John Currin, Glenn Brown, Sophie von Hellermann ou Kurt Kauper.
Et le romantisme des portraits d’Elizabeth Peyton, des paysages d’hiver de Peter Doig et des images sourdes de Luc Tuymans que l’on découvraient par la même occasion ne parvenaient pas vraiment à engager une lecture alternative. Rauch se trouvait entre deux rives. N’y avait-il pas chez lui quelques aberrations qui relevaient de la caricature ou de l’absurde, de l’incohérence jubilatoire ? N’y croisait-on pas régulièrement quelques réminiscences pop et cartoonesques ? Quelques clowneries proches de celles que mettait en scène quelqu’un comme Glen Baxter ?
Fallait-il y décrypter une critique politique et esthétique, y lire l’expression d’un régionalisme ? Ou une simple succession de flashs comme imprimés à la même trame ? Le témoignage d’une perception hallucinée ?
Surement on n’avait rien vu de tel avant que nous parviennent les échos derrière la frontière d’une école de Leipzig qui enjambe l’art moderne en produisant une sorte de nouvelle objectivité onirique nourrie de pop art autant que de romantisme.
Daniel Richter semblait accoupler dans ses toiles l’anxiété nordiste d’Edvard Munch (danois) et les réminiscences de Peter Doig (écossais). Lui-même référence incontournable au même titre que Neo Rauch. S’y ajoutais le travail de Matthias Weischer (allemand), Valérie Favre (suisse), puis d’Adrian Ghenie (roumain), les belges Luc Thuymans puis Michael Borremans.
Il paraissait que le préalable d’une démarche, sinon d’une théorie, d’une justification pertinente n’ait pas été nécessaire pour s’engager en peinture en justifiant de renoncer aux modalités plus contemporaines de l’installation, de la performance ou de la vidéo.
L’étau semblait moins ferme là-bas qu’il ne l’était chez nous, nous intimant à penser la peinture depuis les ready-made de Duchamp quand l’influence qui avait été la sienne ailleurs devaient davantage à son Grand verre, à La mariée mise à nu
Pourtant en Allemagne aussi semble-il, les peintres des années 90 – 2000 avaient dû renforcer leurs convictions dans l’ombre. Neo Rauch en témoigne : « C’était d’ailleurs un état d’esprit particulier qui pourrait tout à fait avoir quelque chose à voir avec une maladie psychique, cette obstination avec laquelle on tentait de piétiner et d’écraser comme un cafard ce média vieux de 30 000 ans, ça avait un côté névrotique, et à un moment les gens ont peut-être eu la nostalgie de ces « enfantillages » sur les murs. »
Dans un cas comme dans l’autre, les artistes les plus impressionnants sont ceux qui ont su faire preuve d’un véritable détachement, aventuriers de leur propre dérive hors des sentiers balisés, comme il arrive parfois que l’on suive ses propres ruminations, ses propres illuminations, courant la campagne selon les lignes de désir que font nos chemins buissonniers.
« Je considère donc pas mon atelier comme élément du flux temporel, mais plutôt comme une gare de passage se trouvant en connexion avec le mur du temps et dont les volumineux contours provoquent la formation de tourbillons et de dépôts singuliers. (…) l’afflux massif dirigé de particules de perception et de souvenirs peut aboutir à des compressions picturales d’une intensité expressive surprenante et donc imprévisible. De fait, je crois pouvoir considérer la peinture comme la continuation du rêve par d’autres moyens. »
N’est-ce pas s’en remettre au dérèglement de tous les sens que prône Rimbaud, à l’accueil des images les plus hallucinatoires ? : « Je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi. »

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