Je voudrais être très factuel, quitte à dire comme au fond tout cela m’échappe. Je suis le premier sans doute à m’étonner du tour qu’a pris ma vie et de comment j’en suis – du moins pour l’heure – arrivé à éviter un certain nombre de carrières pour passer le gros de ma semaine à bricoler dans mon atelier un peu face à un mur, un peu face à une fenêtre. C’est comme ces trajets en voiture qu’on fait fatigué, rêvassant : un moment on se ressaisit et on ne se souvient plus comment on est arrivé là ; qui en nous a passé les vitesses, tourné le volent, calculé la trajectoire sans qu’on sache. Mais peut-être cela vient-il de loin et l’élève rêveur – le cancre – pour lequel toutes les disciplines ou presque passaient pour du Chinois avait déjà commencé d’être celui qu’il serait en passant de la contemplation d’un bout de ciel ou des branches tantôt immobiles, tantôt remuées par le vent, au grand tableau d’école se donnant parfois pour un mur opaque animé de signes fuyants, parfois pour un écran de projection bienveillant à l’égard de mon cinéma mental.
Toujours est-il, j’ai cherché souvent à m’expliquer ce qui avait lieu dans cette caverne de l’atelier, dans cette marginalité de l’artiste ; à analyser mes intentions et mes mouvements. J’ai observé minutieusement ce qui advenait dans ce mélange de gestes et de pensées, de recherches esthétiques et dans ces quelques intérêts et obsessions plus ou moins durables qui se silhouettaient. Je ne saurais dire s’il en est sorti quelque chose de concret. Peut-être me suis-je parfois convaincu d’être au clair sur mes intentions, ma démarche ? Avec le temps je ne suis plus sûr de rien, ne sais pas si cela a le moindre sens. Et pour dire vrai je me sens aujourd’hui incapable de lire tous ces livres, toutes ces théories pourtant décortiquées pour l’agrégation. Je me rends à la réalité somnambulique de mes journées. Je tente d’en témoigner. Je comprends l’expression « bête comme un peintre ». Du moins, lorsque je m’avance vers les palettes, les pinceaux, la toile, je me méfie de l’intelligence ou d’une certaine forme d’intelligence théorique pour me fier au désir dans ce qu’il a de plus vague et à une sorte d’intuition. Je ne peins pas avec des idées. Gerard Garouste le dit quelque part, il pense beaucoup avant, mais quand il peint le tableau prend la main. Je comprends aussi l’aveux de Flaubert sur Salammbô : avoir cherché « quelque chose de pourpre ». Oui, quand sans vraiment le savoir je me lève et fouille un fond de palette, c’est parfois simplement avec le désir d’une couleur que je ne sais pas vraiment nommer ou d’un rapport de couleurs, ou encore une qualité de présence ou d’espace. Rien de bien éloquent. Peu de choses en somme, mais précisément, avec exigence, même quand apparaissent certaines approximations, un certain débraillé. Quelque chose me fait attraper une de ces photographies que j’ai prise et imprimée, parfois la replier partiellement pour la réduire à un détail. De la même manière je choisis un format, un pinceau, mais c’est un choix plus physique que volontaire. Les choses s’ajustent, plus ou moins évidemment, plus ou moins laborieusement. Et tout le travail tient à cet ajustement. Bien sûr dans le geste qui est un geste long pouvant s’étaler sur plusieurs semaines, il y a des moments d’abandon et des moments de lecture et de prises de décision plus conscientes. Il y a des revirements, des choses qui paraissaient claires et qui me deviennent inconsistantes. Mais généralement il s’agit plutôt de considérer et de reconnaître ce qui advient malicieusement que d’une opération rationnelle préméditée et déroulée dans une causalité évidente. Rien ne m’ennuie plus que ce travers que l’on trouve chez certains étudiants, notamment à la fac mais encore aussi chez des artistes issus de ce terreau universitaire à justifier un à un chaque choix plastique par un aspect symbolique, une référence intelligente, un concept. Comme de cocher une à une les cases d’un tableau Excel et de conclure : CQFD ! Et il m’arrive de dire que pour ma part je traite moins de « la question de », je travaille moins « sur » que je ne suis obscurément travaillé « par ». En somme j’accepte que ce qui me sollicite pour bonne part m’échappe. Ou, pour le dire comme Jaccottet, de « laisser à l’insaisissable sa part ». Je reconnais que ce qui m’intéresse le plus dans cette aventure c’est justement ce qui se laisse mal dire ou discriminer ; quelque chose d’insinué, d’équivoque ou de tellement évident qu’il fait comme un trou dans la pensée.
Mais bien sûr, ce travail d’ajustement tâtonnant mêle toute sorte d’arguments, un peu de sérendipité, de malice, de volonté, l’influence d’une culture, d’autres œuvres d’art, des presque citations, des préoccupations liées à l’air du temps… tout cela tressé comme dans un rêve. Je me satisfais très bien que ce dispositif rudimentaire du tableau peint tienne tout à la fois de la surface de projection, de la fenêtre, du mur, de la chambre d’écho, de l’arène… Que s’y joue tant de choses à la fois, très concrètes et très spirituelles, intimes et collectives, mêlées. Que les paradoxes s’y résolvent on ne sait trop comment. C’est le lieu d’une aventure et toujours quelque chose y advient qu’on n’avait su prédire, qu’on n’avait pas cherché et qui modifie sans cesse l’assiette du jugement. Dans cette tension entre idéal et petite sensation advient Cézanne. Et sans doute les œuvres qui me touchent le plus adviennent-elles dans ce genre de programme impossible, dans la conjugaison de paradoxes. C’est cela qui les fait vibrer, les inquiètes, les rend insaisissables ou infinies. C’est-à-dire objets d’un trouble, miroir ou écho de notre propre intranquillité face à elles.
Dans telle silhouette d’arbre qui m’a retenue parce que faisant écho à des images des sensations de l’enfance, pour son caractère sculpturale, graphique, sa courbure baroque et élégante, la palette que j’aperçois dans les reliefs de son écorce, sa façon de tenir la composition que je forme mentalement en prélevant une portion d’espace à l’étendue, par la sensation d’espace qu’il fonde, par l’attachement que j’ai au monde végétal, parce que sa figure solitaire fait écho à la mienne, par son silence, par le souvenir que j’ai de corps peints par Le Greco, parce que j’entrevois un plaisir à la peindre, par cette manière qu’elle a de faire resurgir des moments, des odeurs et s’en va ricocher loin avec d’autres images, parce qu’il y a le grand pin de Cézanne et aussi une vieille affiche du PLM, parce que le temps et l’espace tourbillonnement alentour…
Pour en revenir à mon propre cas très concret, non par narcissisme mais parce que c’est le seul au nom duquel je puisse légitimement parler, ce qui advient dans l’objet tableau (et non pas seulement sur la toile en sa surface) tisse, tresse, mêle, conjugue des sensations, des souvenirs, des impressions, l’excitation d’échos et de liens qui se font dans le travail de la pensée, plaisir sensuel de la matière, magie de l’effet de réel que produit la figuration, des effets physiques qu’elle a sur le corps, fascination pour la présence « objectile » du tableau, plaisir encore tour à tour physique et intellectuel que l’on éprouve dans le jeu, dans l’aventure, dans la mobilité de toutes ces choses, mais aussi plaisir en somme érotique d’exercer ses capacités graphiques et picturales, ses capacités expressives qui doivent leurs convulsions, leurs modulations à une forme de mise en tension de l’intension et du contact. Car, c’est une banalité de le dire mais le doigt qui touche le mur se touche lui-même en touchant, dans ses désirs et dans ses limites, effleurant quelque chose du vertige. « On ne peint pas la chose mais l’effet qu’elle a sur nous » : je souscris à l’observation de Mallarmé. Mais dans le même temps on peint la peinture à la fois comme histoire et comme matière. La pomme que l’on a déposée devant nous n’en est qu’une dimension. On va chercher quelque chose à travers, au-delà, alentour, qui ne se réduit pas à sa seule apparence ou au seul signe qu’elle produit dans l’espace du visible. Et il est possible que la pomme soit simple réceptacle de quelque chose qu’on y projette de l’extérieur. Un désir, un souvenir, une frustration quelconque que, parce qu’elle est d’une certaine manière un sujet vide ou éprouvé, archétypal, elle peut incarner ou supporter, localiser concrètement.
Tout cela est bien complexe, j’ai bien conscience d’y fouiller grossièrement, d’enfoncer des portes ouvertes et bien heureusement il n’est pas nécessaire de se charger de tout ça pour peindre. Et même, j’aurais tendance à dire qu’il est plutôt préférable de le mettre de côté quand on se retrousse les manches. Comme disait Matisse, « qui veut se faire peintre doit commencer par se couper la langue ». Quitte à user de sa langue rétrospectivement pour observer à postériori en quel frayage a consisté le tableau. On ne fait pas l’amour avec des principes et des théories, on se laisse emporter corps et biens ou corps et âme. C’est dans cette idée que j’ai pu dire que je ne faisais pas de différence fondamentale entre abstraction et figuration. Quand je suis dans l’atelier la question m’importe peu, me concerne peu. Ça reste anecdotique. Peu importe. Ce sont des mots. Il adviendra ce qu’il adviendra dans ce drôle de jeu d’échec où l’on joue avec soi-même sur une surface réduite mais avec la latitude d’inventer les règles en cours de route, de changer de point de vue ou de perspective, prêt aussi à accepter parfois ce qui advient dans le travail, à considérer chaque accident, chaque bifurcation, à abandonner un projet pour un autre, à détruire, à refaire, à laisser de côté. Chaque tableau et l’œuvre tout entier ressemble à une longue et lente dérive. C’est d’ailleurs ainsi que je commence, déambulant, errant appareil photo en bandoulière dans la ville et la campagne ou à travers mes propres pensées, réminiscences, souvenirs, trouvailles, jeux d’ombres et lumières, arrangements, compositions, rapports de couleurs, de textures, signes, motifs… Il est difficile de dire ce qui a été premier, l’image, les sensations ou souvenirs, la pulsion graphique ? C’est un faisceau d’indices qui solidifient, portent un élan. La façade d’un immeuble, la lumière sur cette façade d’immeuble, l’aspect déjà pictural de la chose, le motif du mur, son écho avec le tableau lui-même, cette phrase de Hopper, le « chalenge » qui se laisse entrevoir, le souvenir des études napolitaines de Thomas Johns…? Qu’est-ce qui fait peindre?
Quelle authenticité dans ce texte dense et ce raisonnement minutieux ! Non seulement envie de voir tes nouveaux tableaux et les anciens en de nouveaux lieux et agencements, mais aussi de lire ta prose accompagnatrice qui souligne la force de ton travail en toute modestie et endurance. La question qui me vient. Peut-on apprendre ce qu’est la peinture à quelqu’un.e directement , comme l’alpinisme ?
Merci pour ta lecture et ton attention. Peut-on apprendre à quelqu’un? Partiellement sans doute. Indiquer. Partager des éléments d’expérience, des réflexions, des recettes. Reste que l’autre doit faire ses propres expériences, expérimenter, s’impliquer. C’est un long cheminement.
ah bah tiens il y avait longtemps que nous n’avions pas évoqué ce bon vieux Gustave et son « quelque de chose de pourpre »…