Alors qu’un appareil photo enregistre d’un bloc, ou d’un clin d’œil, sensible dit-on, mais impassible, la totalité du champ qu’il cadre, notre œil scrute le visible de manière tâtonnante, furetant en s’accrochant aux reliefs que font les contrastes lumineux, les contours, les ruptures. Il se fait que, face à un tableau, nos yeux zigzaguent, sautent d’un point à l’autre, y reviennent, comme s’ils picoraient, ou comme nous fait l’effet du vol désordonné, absurde, de la mouche, qui enchaine des cercles d’amplitude irrégulière pour revenir buter, inlassablement, en divers point d’une vitre.
L’appareil découpe un rectangle dans l’espace du visible, le scanner balaie la surface indifféremment de gauche à droite ou inversement, la course des yeux laisserait aux images que l’on déchiffre, s’ils étaient appariés d’un feutre ou de la pointe scriptrice d’un sismographe, un motif de gribouillage nerveux semblable à ceux que font les tout jeunes enfants.
Les grands collages, que réalise Philippe Agostini à partir de dessins tracés à l’encre noire sur papier, qu’il découpe et recombine, agissent alors, sur qui y laisse aller son regard, comme une forme de labyrinthe semblable aux kolam, ces motifs apotropaïques complexes que l’on place au seuil des maisons, en Inde du Sud, dans le but de méduser les démons. Non pas que ceux qui les regardent oublient leurs mauvaises intentions, se laissant prendre par les enchevêtrements ou circonvolutions du motif, mais l’œil s’y trouve pris, comme affolé ou excité par tant de signaux l’entraînant dans une sorte de danse qui lui fait parcourir la surface en tous sens, sans en sortir. La bille du flipper connait les mêmes stimulations électriques. On n’en finit pas. D’ailleurs il n’y a rien à finir. Pas de message, pas d’énigme à débusquer et à faire parler. Aucun ruban à dénouer. Plutôt une expérience; un courant dans lequel on se plonge, comme on retrempe ses lèves à une coupe, tire une bouffée de cigarette, joui d’une saveur, d’un parfum, d’une musique. Dans le sens premier du mot, l’ouvrage tortueux suscite une émotion, met quelque chose en soi en mouvement, aiguillonné par un désir que le contact n’apaise pas — quand bien même on pourrait croire la pulsion scopique consommée — mais à l’inverse ravive, relance la fouille. Tentant d’écrire sur ce mouvement qu’il génère ou sur celui qui le rend insaisissable, je ne peux m’empêcher d’y revenir, lâchant la ligne du texte pour retrouver la sauvagerie hypnotique d’une robe fauve, comme musculeuse. Je m’y berce ou m’y saoule, m’y enivre, m’y grise. Le dessin me tient à distance, dans les eaux de son charme, comme le joueur de flute fait du serpent.
Les assemblages sont divers, leur tonalité affective, rythmique ou mélodique, leur mouvement, aussi changeant qu’il existe de styles musicaux, poétiques ou chorégraphique. Par je ne sais quel effet, leurs modulations soulèvent en moi des inflexions semblables, parallèles, comme, tapis dans le feuillage des arbres et des buissons, des haies, les chants des oiseaux se répondent, se relancent, s’entrainent, fabriquent des aires sonores qu’ils habitent alors à la manière d’une véritable maison, ou d’une religion.
C’est objectivement surface inerte. Feuille de papier tendue, punaisée au mur. Tracés et traces pétrifiées dans le séchage de l’encre sur la feuille. Découpes rangées selon un trame orthogonale, mises en cases. Et pourtant tout bouge, se gondole et se contracte. On croirait une improvisation de jazz, un solo de Coltrane. Comme si en l’œuvre se donnaient à voir à l’œuvre toutes les approches du regard, tous les mouvement intranquilles de l’œil cherchant à identifier par le détail un visage, un fragment de corps, ou seulement l’évocation d’un geste dont il pourrait anticiper le développement probable, la détente. Piège à notre désir de voir révélant dans le vertige d’une bizarrerie optique vicieuse, sa part primitive, sa nature tactile ou digitale. Les yeux ont aussi de ces sortes d’esquisses de danses qui vous viennent rêveusement quand vous entendez un morceau qu’on dit alors entraînant.
Image : Philippe Agostini, Sans titre, collage et encre sur papier, 2019.
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