les souterrains de l’image

« C’est peut-être ça que je sens,
qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu »

Beckett

Si l’image est une trace, c’est simultanément celle de ce qui l’a traversé ou a traversé la conscience comme on traverse un seuil du dedans vers le dehors, du dehors vers le dedans, et trace de la main, de l’outil qui se sont fait les sismographes de cette émotion comme de leur propre nature. Palimpseste dans la superposition, dans l’enchevêtrement de ces traces de nature et d’origine diverses qui, combinées, forment une figure composite sans direction ni raison claire, semblable à celles que font les rêves. On n’y échappe pas, ce qui advient est la combinaison complexe, toujours, d’un milieu, d’une expression, d’un témoin. De forces et de contraintes dont la confrontation, les confrontations génèrent des formes et des mouvements.
Ainsi parle-t-on de formes de vies, c’est-à-dire de formes de cheminements. Aventures, conviendrait. Perpétuelle et aventureuse advenue. Des millénaires d’évolution, de coévolution, de co-suscitation ont modelé l’agitation que l’on connait, à laquelle on participe, et fait de chacun ce qu’il est. Des raisons innombrables et variables y participent encore. Ainsi l’homme tient debout et foule le sol de ses pieds en jetant dans le vide l’une après l’autre ses jambes. Ainsi des bras lui sortent des côtés et balancent dans un rythme opposé. Ainsi considère-t-on dans le prisme du regard le proche et le lointain. L’oiseau est couvert de plumes, le poisson oblong fend l’eau l’œil rond, sans frisson, la girafe prélève au branches hautes sa ration journalière et la marmotte hiberne.
On pourrait écrire comme le fit Mallarmé : « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel.
Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde. »

C’est l’adoption de la bipédie, selon l’hypothèse d’André Leroy-Gouran, qui libéra simultanément le geste et la parole, décollant physiquement puis symboliquement l’homme des choses pour les considérer dans un double recul. L’outil, le mouvement de projection, la considération puis la fabrique des traces contribuèrent à cette expérience de l’espace et du temps qui nous est propre et à une économie de l’objectivation et de l’externalisation caractéristiques des sociétés humaines. La terre, qui aime à recouvrir les époques comme on plie et range les draps dans les armoires, livre quand on la creuse, à rebours, par quantité d’objets, l’histoire de la naissance et de l’épanouissement de cette industrieuse humanité. Pointes de flèches, racloirs, mais gravures aussi, figures, signes. Vestiges de cultes ou de rituels, il faut qu’une vie qui libère les mains et dispose de temps s’épanche d’une manière ou d’une autre. Toutes les raisons sont valables : inquiétude, vertige, félicité, désir, pulsion expressive comme celle qui prend le corps dans le rythme, catharsis, geste propitiatoire… Curiosité aussi pour ce qui advient au bout des mains et vous saisit en retour, pénétrant par la vue. Pour la libéralité du hasard, la capacité prodigieuse que l’on se reconnait avoir et qui vous fait engendrer vous aussi des formes du monde.
Il semblerait que l’on n’en sorte pas. On s’étonne encore aujourd’hui, vaguement incrédules, fascinés, ingénieux, de ce que l’aventure première se répercute comme en miniature dans toutes sortes de délassements, de bricolages, d’expéditions tâtonnantes, buissonnantes à la fois mystiques et très concrètes. On se penche dessus et on y voit passer des sortes de rêves à demi familiers.
Les oracles traçaient au ciel, au sol l’espace du temple à l’intérieur duquel l’événement prendrait sens. Fenêtre d’apparition, cadre d’énonciation cryptique. Les peintres en héritent, sondant du pinceau l’espace d’un format pour scruter ce qu’il advient qu’ils savent et qu’ils ignorent. Parfois s’y laissent entrevoir des images, des oxymores, qui fixent les vertiges.

Image : Frédéric Khodja : Paysage aveuglé-3
Encres sur toile et châssis
60 x 80 cm
Mai 2024

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