« l’eau est une flamme liquide. »
Novalis
« Pour mieux l’écouter, je coupe le regard. Je baisse les paupières, et vois bouger bientôt deux ou trois petites fenêtres lumineuses, précieuses : des lunules orangées qui se contractent et sont sensibles; une ombre où elles battent et m’aveuglent moi-même. »
Paul Valéry
On dit murs aveugles ceux qui ne sont percés d’aucune porte, d’aucune fenêtre. Des murs que l’on ne peut traverser, ni par le corps ni par le regard. Et qui nous rendent, nous, aveugles au paysage qu’ils barrent ou bouchent. Mais aveugles aussi du fait qu’une maison est comme une monstrueuse tête posée sur l’étendue, dont les fenêtres sont les yeux. Fermez les volets et elle donne l’impression de méditation ou de sommeil ; la maison est comme ces buddhas, ces gisants insondables, elle pense. On les ouvre, elle s’éveille.
Si vous êtes dedans, dans cette trouée du mur se dégage une vue. Et à l’horizon de cette vue, un paysage. C’est ainsi, du moins en occident, qu’il se serait immiscé dans la représentation, comme motif secondaire d’abord, encadré d’une fenêtre. Sorte d’enchâssement ou de mise en abîme, dans la profondeur, du tableau lui-même, « quadrilatère de la grandeur que je veux », qui est pour Alberti « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire ». De sorte que, pour que le paysage conquière l’entière surface de l’image, il suffît, si l’on veut, d’avancer la tête suffisamment pour confondre l’encadrement de la fenêtre à celui du tableau lui-même. De considérer l’espace lui-même, l’espace pour lui-même. D’oublier l’horizon narratif ou éloquent d’Alberti. Si vos yeux sont eux-mêmes les fenêtres de votre visage, ouvrez-les seulement : un paysage se fait.
Qu’est-ce donc qu’un paysage aveugle ? D’abord peut-être un paysage qui affirme que toute représentation n’est qu’une percée fictive et que le tableau n’est une fenêtre que parce qu’il est aussi un mur. Et Maurice Denis de rappeler « qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». C’est une affaire d’accommodation, ou de mise au point. Celle qui vous fait regarder non plus par la fenêtre ou à travers elle, mais la fenêtre elle-même comme au cinéma nous regardons un écran sur lequel (à la surface duquel) passent des figures.
C’est sortir ensuite du dispositif lui-même et de la mécanique qu’il induit pour considérer la nature mentale du paysage ainsi désigné. Inquiéter la dimension mimétique du paysage motif de prédilection des premiers artistes du plein air. Et se tenir en quelque sorte sur son seuil, là où se tiennent les pierres à image, Paésines de toscane, pierres de Dali, là où la main « poursuit la forme capable de recueillir l’évocation » pour le dire comme Bernard Noël, quand la tête rêve autour d’un mot. Envisager que ces paysages-là tiennent du regard retourné, de la méditation et du rêve. De ceux que l’on savoure, précisément en fermant les yeux, et qui monte dans la nuit de la conscience pour s’établir dans les ondoiements troubles de la surface. D’une surface simultanément de projection et d’apparition. Les paysages aveuglés sont ceux que l’on tient à juste distance. Qui s’épanouissent dans l’équivoque et l’indéfini. « L’indéfini, écrira Robert de la Sizeranne, est le chemin de l’infini. Telle vallée, tel coteau, telle jetée sur la mer, objet banal si l’on en saisit tous les contours et si l’on en apprécie toute l’économie, devient, à demi voilé par la brume, une chose désirable parce qu’elle est moins possédée, curieuse parce qu’elle est moins connue. » Le flou conclue-t-il, est « cette délicieuse incertitude d’une âme où déjà pénétra l’espoir et où. L’assurance n’est pas entrée encore ; où le désir qui commence d’apparaître comme réalisable n’a pas cessé d’être avivé par les obstacles à sa réalisation ; où tout se promet et où rien ne se donne, ou tout se devine et où rien ne s’avoue ». Où, seront-on tenté de dire, les évidences s’inquiètent, le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, la contemplation et le songe se mêlent.
Image : Frédéric Khodja, Paysage aveuglé-4 Encres sur toile et châssis 60 x 80 cm Atelier Mai 2024.
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