« Il a devant lui son tableau dressé sur un chevalet peintre et tableau sont debout face à face la pièce avec ses murs de pierres ocres et sa moquette en harmonie est pleine d’un air ou d’un silence pareillement colorés dans la main gauche un godet avec de la peinture blanche dans la main droite un pinceau »
Bernard Noël, Le Roman d’un être.
« Le corps du peintre, quand il peint, est une articulation de l’espace. »
Bernard Noël, Journal du regard.
« C’est cela que le mot destin veut dire : être en face, rien d’autre que cela, toujours en face. »
Rainer Maria Rilke, Les élégies de Duino
On a coutume, quand la conversation s’épuise ou qu’un silence dure un peu entre deux relances, faisant comme une latence, un suspend, quand le bavardage fait une pause, d’user d’une image un peu enfantine : un ange passe. Non pas le tranchant d’un événement qui stupéfierait, mais une sorte de glissement qui emporte un instant l’attention après lui comme au cours d’un trajet en voiture ou en train l’œil attrape furtivement une silhouette ou un relief qui s’échappe.
Dans la continuité lénifiante se fait un trou, une interruption, un décroché qui ravive l’attention non pas sur un objet, mais sur une sensation, une intuition peut-être, une présence négative, impalpable.
Les anxieux que cela inquiète évitent soigneusement l’advenue de ce souffle, trouvant à passer outre en multipliant les paroles et les gestes, en s’agitant, en comblant les fissures ; confortant dans le travail et l’hyperactivité une manière de divertissement pascalien.
Les contemplatifs s’y rendent amoureusement, lascivement, fascinés de trouver en marge de la vie courante et dans l’intervalle entre deux obligations pressantes une dimension autre, plus souple et étendue que certains diraient métaphysique. Le corps se laisse aller, se détend, la tête peut-être fourmille, les paupières vont pour se fermer sur une inspiration profonde. Vous buvez à même le ciel.
Chateaubriand à propos L’Hiver ou le Déluge de Poussin, a cette formule célèbre : « Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole. » Je suis peu sensible à la dimension narrative de Poussin, à sa clarté classique ou à sa subtile intelligence. Le lisible en général en art, hors quelques exceptions, entrave mon plaisir. Je ne suis pas historien ni amateur de devinettes et d’énigmes. Mais la formule qui pointe la dimension sensible de l’œuvre par l’inscription de la main, de sa grande maîtrise à peine modulée par ce que l’âge laisse échapper, m’a toujours renvoyé, par la fait d’un détournement subjectif à l’impalpable qui hante la peinture dans l’espace qu’elle semble fonder. Parcourant les galeries, les catalogues, je passais outre l’interprétation ici et là de récits mythologiques, historiques, l’anecdote, les dimensions métaphoriques qui avaient trait à la philosophie, le pathos, et même la subtilité des nuances ou de la composition, la vie des figures, l’illusion perspective. Ce qui me retenait avait lieu au-delà de ces dimensions. Demeurait difficile à localiser. A nommer, même. Sentiment de présence. Sensation proche du sublime, mêlant inquiétude et félicité. Une qualité spatiale. Quelque chose d’un tempérament. Lié à la texture, à la touche. Je l’ai nommé parfois « le tremblement du temps », la hantise de la grande temporalité.
C’est ce que j’ai cherché moi-même au-delà du motif ou du sujet, du jeu plastique qu’engage le tableau ou toute autre forme d’expression. Venir toucher ou rendre perceptible d’une manière ou d’une autre un sentiment ou une sensation qui pouvait, comme le passage de l’ange, me saisir parfois dans un nouage de gravité et de légèreté. Quelque chose de très en arrière de l’apparence et de tout ce que pouvait travailler l’intelligence, s’immisçant comme une malice, et qui me fascinait tant dans certains portraits du Fayoum, dans certaines œuvres d’art premier mais parfois aussi dans le presque enfantin d’un tableau ou d’une encre de Miro, dans un Chardin ou un Morandi.
J’y ai repensé récemment en lisant Stéphane Lambert à propos de Monet et du grand cycle des Nymphéas. L’œuvre est magistrale. Comme les quatre saisons de Poussin, elle témoigne de ce que Monet aborde avec l’âge dans un retrait volontaire un nouveau continent de son œuvre. Stéphane Lambert touche ici à l’intimité du travail de l’artiste et j’y ai retrouvé dit ce que j’ai plus d’une fois ressenti dans l’atelier : « la mutation s’était opérée ailleurs, en secret, sans éclat, dans la patience du lent travail au quotidien, une retraite faite de douceur et d’âpreté, immersion dans le silence où résonnaient seulement le clapotis de l’eau et ses échos dans la tête, oui, un silence dans lequel parfois on avait le sentiment de se perdre, loin de l’excitation fiévreuse de la ville, dans une solitude profonde, le seul lieu à vrai dire où la création tienne, car il n’y a pas de port dans cette traversée, brouillard dans lequel on s’enfonce, qui offre quelquefois une éclaircie aux sens, accalmie qui permet certains soirs de se poser sur une chaise en osier en bordure des étangs, une cigarette allumée entre les doigts, comme sur le pont d’un bateau, face à la masse de l’horizon assombri, deviner la mer, et guetter la nuit, savourer cet instant de détente, oh! il y avait quand même une justice, se disait-on alors, en observant la fin des choses, d’avoir pu ramener ce silence dans la toile, que ces jours passés à observer, à attendre, se soient convertis en couleurs, il y avait une justice qui donnait raison au plus indicible des labeurs, une sensation par laquelle on savait que créer était exister à travers l’œuvre en cours ».
Il y avait ce temps comme étendu et tremblant, hystérisé par l’immobilité de l’image. Son aura si l’on veut, très littéralement. Il y a aussi le silence ou ces diverses qualités de silences, comme les diverses qualités de l’espace. Tout cela obscurément se noue. Oui, j’ai peint des architectures, des terrains vagues, des arbres et des plantes, des rivages. Tout aussi bien des toiles mélancoliques, d’autres solaires, des jeux d’ombres, des compositions diverses tirant plus ou moins vers l’abstraction géométrique, j’y ai glissé des clins d’œil, des subtilités constructives, malicieuses et pleines de sous-entendus. J’ai tenté chaque fois de faire un tableau, chose très simple et éminemment complexe. Par quoi un tableau tient-il ? A chaque fois ça aura été comme d’élaborer avec plus d’intuition que d’intelligence rationnelle, plus ou moins aventureusement, de manière plus ou moins échevelée ou bancale une sorte de rets ou de lieu pour retenir et exalter cet impalpable du silence ou du temps, cette subtile texture du silence ou ce fascinant tremblement du temps.
Gilles A. Tiberghien l’aura noté avec acuité : « Si l’on regarde bien, on comprend vite que ce n’est ni de réalisme ni de naturalisme qu’il est question mais d’équilibre, de jeux de formes s’efforçant de s’arracher à la matière picturale pour mieux l’affirmer paradoxalement, imposer son règne souverain qui parle du tableau en se soustrayant à l’image. » Il introduisait ses réflexions par une citation de Bernard Noël : « l’autre et moi sommes également au monde, et c’est cette relation qui est la réalité. Le véritable réalisme est dans le développement de cette relation et non dans la copie de la réalité. Seul ce développement est créateur, si créer consiste à mettre le monde au monde. Mais que pourrait-on y mettre d’autre ? » Pierre Wat l’aura très subtilement exploré : « les motifs qu’aborde cet artiste, alors même qu’il les aborde jusqu’à épuisement, sont des chausse-trappes », « c’est d’absence et de présence qu’il est ici question ». S’il est question apparemment de paysages, il faut relever qu’en eux « tours et maisons sont traités comme des figures dont la présence vient à la fois se substituer à toute présence humaine, et le rendre de ce fait impossible ». Elles ne sont le lieu d’aucune habitation mais « la forme par laquelle se dit un sentiment d’exil ». « La peinture est le fruit d’une expérience, c’est-à-dire d’un saisissement et d’une perte, en même temps. (…) Liron peint non ses souvenirs mais la mémoire ».
On m’excusera la paraphrase. Et de s’appuyer sur des historiens, des philosophes pour profiter de leur autorité. On y a recours quand on reconnait que l’on ne saurait dire mieux et qu’un regard suffisamment impliqué et consciencieux permet de dépasser les impressions premières et quelques peu anecdotiques pour toucher cet impalpable difficile à cerner qui nous requiert et nourri notre sensibilité pour ne pas dire notre vie entière.
Rilke dans sa 8e élégie en appelle à l’Ouvert. Et nos yeux disposés « autour de son libre passage ». Nous pouvons le nommer ainsi avec notre désir. Combinaison possible du temps et du silence, du sentiment de présence et d’exil. Car, écrit-il « nous n’avons jamais, pas un seul jour, le pur espace devant nous sur quoi les fleurs s’ouvrent infiniment. » Sauf peut-être en croisant le regard des bêtes qui, « sans voix, regarde, calme, à travers nous. » – et je poursuis : en considérant l’étendue, en contemplant l’inclinaison d’une branche, la lumière sur un mur, le silence, l’immobilité apparente d’un temps non anthropologique dans lequel indéfiniment l’ange passe.
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