Laurent Proux, Soft Grass

Je m’imagine quelques fois dans mes errances — je ne pense pas être le seul— un peu collectionneur et détaché de tout soucis d’argent, me glissant sans façon sous le bras ou les disposant sur des murs aux dimensions élastiques les œuvres qui me retiennent pour composer une sorte de musée idéal ou un portrait subjectif et sélectif de l’art de mon époque. Visitant les expositions, les ateliers, me laissant accrocher par quelques œuvres que j’entrevois sur les réseaux sociaux, se constitue ainsi un butin qui ne doit pas grand-chose à la valeur financière ou la notoriété mais plutôt à des attaches affectives, aux bizarreries de mon humeur, à la reconnaissance qu’il se joue là quelque chose que je saurais mal définir, mais qui excite un appétit de vie, une sorte de malice sensuelle ou de lascivité intellectuelle.
J’aurais des difficultés à trouver quelque chose de commun entre les toiles épaisses aux teintes de pierre et de boue, d’écorce, sur lesquelles dans le flux continu des images je devais m’arrêter à plusieurs reprises ces dernières semaines et cette série de tableaux marqués par un dessin tout à la fois raide et convulsif et des couleurs acides ou tendres sortis de l’atelier de Laurent Proux à la même période. Mais à chaque fois je me dis que je serais heureux de cohabiter avec une de ces présences, de les introduire à cette collection fantasmée que je glane, et qu’à défaut, j’aimerais savoir dire à qui voudra bien l’entendre mon enthousiasme et un peu à moi-même ce qu’il se joue pour moi à cet endroit.

Le travail de Laurent Proux, ce que j’avais eu l’occasion d’en voir jusqu’à cette année, m’avait laissé l’impression de quelque chose de virtuose et composite, assez laborieux par certains aspects hyperréalistes ou trop baroque pour moi, qui ne m’avait fait y prêter qu’une attention passagère. Si je reconnaissais ses qualités, cela ne me concernait pas. Puis quelques formats récents, architecturés différemment, mettant en scène des corps tortueux, lacunaires ou en passe de se disloquer dans des forêts sombres, des paysages dramatiques, m’avaient intrigué suffisamment pour que j’y revienne.
Je n’ai plus l’image sous les yeux, seulement son souvenir physique et certainement travesti. J’avais pensé alors au cavalier de l’apocalypse du Douanier Rousseau, à Uccello, je ne sais plus bien pourquoi, à quelques primitifs italiens chez lesquels je trouvais peut-être un écho à une qualité de l’espace, à une chorégraphie des corps, à une naïveté (terme à entendre ici de manière tout à fait positive) qui semblait habiter les tableaux de Proux. A je ne sais quelles autres images sans légendes qui m’ont depuis échappées. J’y reconnaissais une forme de justesse formelle qui, quel que soit au fond le propos, rendait l’œuvre éloquente.
Lorsque tout récemment, j’ai vu apparaître d’abord les détails, puis des vues plus complètes de ses toiles récentes où les corps en teintes claires, schématisés, recomposés en des formes de poèmes tortueux pouvant évoquer certains mouvements plastiques de Picasso jouaient avec le vert tendre d’herbes comme surgies d’une fusion entre pop art, illustration et peinture moderne, j’ai eu l’impression qu’il venait de dégrafer quelque chose, de découvrir ou dévoiler un continent. Circulait peut-être plus qu’avant cet air qui m’est nécessaire pour avoir l’impression par le regard de sinuer dans l’œuvre, d’en recevoir l’accueil. Chaque nouvelle image était comme une claque, une confirmation qu’apparaissait sous mes yeux et sous ceux de mes contemporains une œuvre, comme dégagée de son époque tout en lui étant intimement liée. Ou tout simplement une œuvre dans sa cohérence et sa réussite. A chaque fois, une certaine tendresse ou mélancolie se nouait à une forme de détournement ludique, à une joie enfantine. Le grotesque des périodes précédentes retournait sur lui-même sa puissance critique en nourrissant une combinaison ou une synthèse élégante et diaboliquement équilibrée, évidente et subtilement élaborée. Les références tombaient par paquets tout autour de ces scènes équivoques, n’en touchant à chaque fois qu’un bout, mais engendrant par ce frôlement quelque chose d’un frisson intellectuel : une danse de Matisse, une déposition de Pérugin ou d’Enguerrand Quarton, une toile tubiste de Fernand Léger ou de Tamara Lempika, un détail d’une scène de Giotto ou de Martini, un Hélion, cette Femme dans un fauteuil de Picasso de 1913, un Gérard Schlosser traduit par Juan Gris…
J’ai pensé à cette liberté sauvage et virtuose qui se dégageait des dernières toiles de Nina Childress à la Fondation Ricard qui, dans le paysage pictural de ces dernières années, avaient constitué à mes yeux un prodigieux tour de force, un témoignage de sa vigueur (peut-être entrait en considération dans ce rapprochement le vert cru que leurs palettes partagent, comme un quelque chose d’à la fois sentimental et potache).
Sans scrupules alors je piochais pour mon panthéon virtuel, un peu envieux de ces réussites, mais dédommagé d’avoir senti par elles en moi des émotions mêlées et mutines susceptibles d’élargir un peu mon monde.

Laurent Proux, Soft grass, galerie Semiose, Paris.

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