La faute à Mabille

« Le temps du monde est un enfant qui joue et qui place les pions ça et là ; c’est un royaume de l’enfant. »
Héraclite

« Le jeu n’a pas d’autre sens que lui-même. »
Roger Caillois

Annie Ernaux le confesse dans un petit livre* ; certains choix dans sa vie, certaines aventures dans lesquelles elle s’est précipitée, certains gestes qu’elle a fait n’ont été d’une manière que prétextes à l’écriture. Quelquefois elle a aimé pour se mettre dans un certain état, pour se « pousser à écrire » ou « déclencher l’écriture d’un livre ». Je ne m’explique pour ma part pas tout à fait ce qui nous pousse, ce qui me pousse à écrire, à peindre, à dessiner, à photographier. Si je le fais seulement comme on tâte ou hume, suce le monde, laissant échapper alors sous une forme ou une autre le plaisir ou le déplaisir, l’étonnement, le désarroi, l’incrédulité, tentant de communiquer mon expérience pour lui donner une valeur objective, ou si la pulsion imageante précède elle aussi le monde et que je vis pour nourrir la bête. Que je voyage pour prendre des photos quand on penserait que c’est le voyage lui-même qui suscite l’acte photographique.
Survivance du chasseur primitif dont le corps garde le souvenir, subit encore les pulsions. Atavisme d’une pensée symbolique qui n’a de cesse de transformer l’expérience en langage et en images au cours d’une interminable digestion. Forme d’érotisme qui consiste à chercher à jouir des moyens dont on dispose en exerçant à chaque fois que l’occasion le permet cette gestuelle raffinée – ne dit-on pas que pour celui qui a un marteau tout ressemble incidemment à un clou ? Addiction qui incite à rechercher pour le retrouver un plaisir éprouvé dans l’exercice du regard lorsque l’on comprenait intuitivement qu’il était possible comme dans la danse ou le chant de faire jouer le monde à la pointe du regard. Intranquillité fondamentale – le malheur des hommes venant de ne pas savoir demeurer calmement dans une chambre. Émotion se relançant perpétuellement. Manière qu’a la vie de s’éprouver, de prendre conscience d’elle-même. Les raisons se multiplient. Comme les images que l’on fait. Et moi, carnet en poche, appareil en bandoulière je braconne des situations, des jeux de lumière et d’ombre, des arrangements, des compositions, des signes.

Je ne sais pas quand Pierre Mabille a élu pour unique motif de son travail cette forme oblongue, ni quand sa simplicité mutique, son silence géométrique ont été prétexte à comparaisons et associations – chacun a voulu la faire parler. Sans doute a-t-il commencé à lister pour lui-même les échos possibles, les suggestions, considérant le travail de l’imagination et ce réflexe que l’on a à identifier par reconnaissance ou rapprochement – à préférer le récit à la présence concrète. Certains de ses cataloguent font bonne place à cette liste semble-t-il infinie, de la feuille d’olivier ou de laurier, à la flamme en passant par l’œil ou l’amande, la mandorle, la rencontre de deux parenthèses opposées, le chevauchement de deux cercles…
J’ai trouvé dans mes archives familiales des cartes postales du début du siècle dernier au verso traversé d’un lacunaire « bien arrivés » (la notion d’instant était toute autre qu’aujourd’hui il y a 60 ans) et dont l’image prenait en charge la communication de manière non verbale. Le numérique et les smartphones ont institué l’usage du mms, image non légendée porteuse de sous-entendus que le dédicataire a charge d’interpréter. Il peut s’agir de taquiner par un « regarde où je suis (ou avec qui je suis) » – en vacances, sur une plage idyllique, au restau…, ou de lancer une sorte de « tu as vu » ou « tu reconnais » de connivence tacite. Ainsi, les évocations diverses que ne manquaient pas de témoigner les familiers du travail de Mabille purent-ils désormais partager des images à valeur de clin d’œil pour dire en montrant, c’est-à-dire, dire sans dire, comme sous prétexte de jeu son travail les suivait partout. Une forme de « je pense à toi » (à ton travail) et de dérive à la manière de la rumeur ou du coq à l’âne. Après tout, c’est un des rôles assignés à la photographie : témoigner objectivement de ce que l’on a vu. Et c’est une capacité qu’on lui reconnait par surcroît : jouer du visible pour fabriquer des images.
Incidemment, à chacune de mes excursions photographiques, et même lorsque je laisse seulement l’œil traîner sur les reliefs du visible, je croise des variations, des modulations, des incarnations plus ou moins fortuites de cette forme sur laquelle, depuis que le travail de Mabille hante un coin de ma conscience, je ne fais plus que glisser comme tout le monde avec indifférence, mais qui au contraire déclenche en moi un sursaut d’attention, un plaisir malicieux. Le monde se partage dès lors en deux : ceux qui regardent sans voir et ceux qui saisissent une correspondance, un signe. Ceux et celles en somme pour lesquels le signifiant reste atone et ceux et celles qui en entendent la petite musique.
Pour qui a fait profession des choses du visible c’est un travail si l’on veut, qui s’insinue, s’additionne à toute sorte de menues attentions, aux scrutations quotidiennes, à mes propres obsessions ou intérêts pour les structures du visible ou certains motifs affectifs. Je crois qu’incidemment s’est institué une traque qui ne dit pas son nom. Un rituel semblable à ceux de l’enfance qui faisaient traverser les passages piétons sans dépasser des bandes blanches ou remonter les trottoirs en évitant l’axe du joint des bordures, longer les grilles en y faisant sonner un bâton comme les doigts sur une harpe, décompter les voitures rouges ou bleues le long d’un trajet, imaginer le nez à la fenêtre la course effrénée d’un funambule sur les fils des poteaux télégraphique dont le ventre jouait un rythme chaloupé de descentes et de remontées semblable à une houle visuelle.
Oui, ce pourrait être un projet semblable à ceux que lista Édouard Levé. Photographier les homonymes d’artistes célèbres, les noms de villages évocateurs. Un programme oulipien. Un protocole issu d’une conversation entre Sophie Calle et Paul Auster. Je me souviens de photographies du sculpteur Jimmy Durham recensant les occurrences du mot Europe aux façades des hôtels, des restaurants, des gares. Martin Parr focalisera son attention sur les moments kitchs, Cartier-Bresson restera le maître de l’instant décisif. Autant de façon de traverser l’existence en inventant un chemin particulier. Mais qui pourra dire quel était le prétexte de quoi, s’il faut vivre pour manger ou manger pour vivre ?

*Le jeune homme, Gallimard, 2022.
Image : JL, Porto, août 2024.

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