Inventer ce que l’on regarde

« L’artiste est un inventeur de lieux. »
Didi-Huberman

Quand on lui demandait pourquoi il était né, Anaxagore répondait : « Pour la contemplation du soleil, de la lune et du ciel. »

La première fois que j’ai entendu l’usage du mot j’ai trouvé ça orgueilleux, égocentrique. On disait d’un explorateur ou d’un paléontologue qu’il était l’inventeur de telle région du monde ou de tel spécimen. Il me semblait qu’il n’avait fait que buter dessus ou coller un nom – le sien si possible – sur un de ces objets qui n’avait pas attendu son attention ou sa convoitise pour exister. Puis j’ai compris que nous vivions dans un monde de récits. Dans « un roman colossal », comme l’écrit Novalis. Peu importe au fond que toutes sorte de choses nous préexistent. Ce qui compte, c’est l’attention qu’on y porte, comment on les convoque, le rôle qu’on leur fait jouer au sein de nos fictions. C’est une affaire de détourage. On invente des objets comme on invente des concepts parmi ceux qui n’existent qu’à l’état potentiel ou à bas bruit tant qu’on ne les a pas activés.
Ainsi l’on dit que Christophe Colomb, abordant en octobre 1492 les côtes d’un continent ignoré de ses contemporains, découvre fortuitement l’Amérique. Mais cela restera à son insu. Il sera, jusqu’à sa mort, convaincu d’avoir rallié une région des Indes. C’est Amerigo Vespucci qui identifiera ces rivages comme ceux d’un « nouveau monde ». Ce continent, par la pensée, par l’idée qu’il en a, il l’invente. Colomb avait beau avoir traversé l’Atlantique, il était resté fidèle au récit qui l’avait fait quitter l’Andalousie sur le pont de la Santa Maria palpant mentalement les soies, les épices. Vespucci, lui, fait naître l’hypothèse d’un nouveau continent, là où l’on n’en envisageait pas. Colomb ajoutait au peuple des indiens, Vespucci inventera un continent auquel on donnera son prénom. L’irruption d’un possible forme un événement et cet événement est une révélation disent les phénoménologues. Cette faille qui se fait au sein de la conscience, c’est le jeu qui permet précisément la survenue de l’invention.
Proust le reconnaitra à Renoir. Au sortir d’une exposition du peintre ce n’est peut-être pas tant que l’image que les tableaux vous ont imprimé sur la rétine se superpose désormais aux objets ordinaires, les transfigure. En réalité vous posez un nom et vous distinguez des traits, un type, certains aspects que vous n’aviez qu’entraperçu, oubliés, retrouvés fortuitement sans savoir les saisir. Renoir par le travail de réduction qu’il a fait vous en ouvre le monde. Vous vous écriez : c’est ça ! Le peintre est pareil à l’alpiniste qui ouvre une voie, dessine dans la complication des reliefs, des pentes, des surfaces une ligne qui soudain leur donne accès. C’est comme ces organisations d’étoiles qu’exhaussent les constellations.
Je l’ai réalisé pour moi-même à force de donner forme, matérialité à une façon que j’avais de regarder. Au fur et à mesure que se dessinaient de plus en plus distinctement quelques obsessions ou seulement récurrences. Je n’ai pas inventé la façade d’immeuble, le terrain-vague, la silhouette du pin maritime, le débraillé étudié de l’agave. Pas non plus le geste de les représenter. Je me suis frayé un chemin.
Je n’ai jamais été un homme d’imagination. Je photographie constamment – geste réputé objectif. Mais, prélevant, tamisant, cultivant ma manière, il me semble parfois sinuer dans les couloirs d’un rêve que je visite en même temps que je le modèle.
Après avoir regardé les paysages périurbains, l’architecture collective d’après-guerre, j’ai retrouvé ceux des rives méditerranéennes. J’en ai fait la matière d’une sorte de film affectif. Arpentant un territoire, l’explorant, le fouillant, en flairant le sentiment, je l’ai senti prendre corps autour de moi. Je ne sais pas s’il a une chance d’atteindre cette maturité, cette rondeur, cette réalité affolante de ceux qu’ont formé Cézanne ou Rembrandt ; le vertige de celui du Greco ; le silence hystérique de celui de Vermeer. Ces empires ont quelque chose de surhumain. Le feu d’un Van Gogh est à peu près inconcevable, ahurissant. Le crépitement météorologique pavoisé de Bonnard et les élégantes audace de Matisse, presque désinvolte et si maitrisées relèvent d’un climat qu’on situe mal. Pour autant, et cela peut se voir chez des moins flamboyants, chez des carrément maudits, des insoupçonnables, à force d’insistance ou parce qu’on visite jour après jour une même pièce dérobée, quelque chose se fait qu’on pourrait dire un lieu.
Un lieu s’invente comme on pourrait dire que l’on invente en choquant deux bouts de bois une certaine grammaire sonore.
Aux murs de l’atelier les toiles s’ajoutent les unes aux autres, recouvrent les murs. Dans les étagères comme des dos de livres les tranches, les cadres que vous tirez confirment. Dans cette même grammaire qui fait le cinéma, des plans, des détails, des vues, des arrangements. L’esquisse pointillée, lacunaire, pareille aux mouvements du regard, à ses sauts, ellipses, stations, tâtés, bifurcations, se déploie à l’échelle d’une phrase. Chaque œuvre est un des points cardinaux, une des balises d’un archipel qui cherche son visage. Une contribution à l’invention d’une géographie affective, d’une forme de rêve.
On regarde un film sans voir la succession des images arrêtées par l’écran ; on s’enfonce seulement dans sa matière sensible, narrative, rythmique, lumineuse, organique. Peut-être que l’on va pareillement dans sa propre vie, sur le sentier par lequel on dessine en avançant. Un pas après l’autre une image se dégage ou s’assemble.

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