Helen El-Khal, au-delà de Beyrouth et des Golden sixties

Elle en était arrivée à penser que la seule chose digne d’être racontée, c’est ce que l’on ressent. L’intelligence était bête. On devait simplement dire ce que l’on ressent.
V. Woolf (Mrs Dalloway)

J’ai voulu dilater la nuit, et y faire entrer sans cesse de plus en plus de rêves.
V. Woolf (Les vagues)

Il y a des choses, quoique remarquables, dont l’existence est vouée à nous échapper, tant du fait de l’étendue géographique ou historique, des distances, que des circonstances et des hiérarchies locales qui favorisent tel ou tel nom, tel ou tel objet, au dépend d’un autre.
Aussi je n’ai que peu eu l’occasion, dans la première moitié de ma vie, de croiser tellement d’œuvres d’artistes libanais, sauf à compter parmi mes contemporains expatriés, partageant alors avec moi les bancs des Beaux-Arts de Paris ou les cimaises d’expositions de groupe.
Nous n’avions à vrai dire, moi et ceux de ma génération, que peu de liens avec les artistes qui avaient œuvré quelques 60 ans avant nous, constituant l’école de Paris. Nos regards ne se tournaient pas vers les mêmes horizons. Nous n’étions pas requis par les mêmes questionnements, les mêmes enjeux. Quel hasard aurait fait que nous n’aurions pas ignoré totalement l’aventure que pouvait avoir été celle de jeunes artistes libanais dans les années 60 ? Artistes dont les balises esthétiques, culturelles, les coordonnées sensibles nous étaient assez largement étrangères. Et quand nous les aurions croisés, sollicités par ailleurs par une scène bouillonnante, aurions-nous posé sur eux autre chose qu’un regard dépoli ?
A vrai dire, je ne sais trop bien comment, s’est fait une exception dans le cas de l’artiste et poétesse polyglotte Etel Adnan, décédée récemment. Sans doute, le métissage culturel qui était le sien (née à Beyruth d’une mère grecque chrétienne et d’un père syrien musulman, elle a grandi parlant le grec et le turc dans une société arabophone. Fut élevée dans un couvent français, fit des études de philosophie à Paris avant d’enseigner en Californie et de s’installer pour ses dernières années à Paris) et sa participation tardive à quelques grandes expositions internationales. Sans doute, le fait d’un intérêt nouveau pour certaines formes et métissages esthétiques autant que culturels remirent-ils ses travaux au goût du jour. Une simplicité et une souplesse, une forme de naïveté presque, suscitant une poésie fraiche et légère, un onirisme réconfortant ?
Quoi qu’il en soit, avant de visiter les salles de la 16eme Biennale de Lyon consacrées à Beyrouth et aux ‘Golden sixties’, ayant manqué l’exposition ‘Elles font l’abstraction’ présentée l’année précédente au Centre Pompidou et dans laquelle elle était présentée, je n’avais jamais eu l’occasion de croiser le travail d’Helen El-Khal, artiste libano-américaine décédée en 2009.
Parcourant les salles du musée, je ne pouvais m’empêcher de ressentir vis-à-vis des œuvres et des documents exposés, une impression de distance, comme il arrive parfois que l’on écoute distraitement une anecdote à propos d’un sujet qui ne vous concerne pas et dont vous ne percevez pas le relief par lequel elle pourrait vous accrocher. Et je ne saurais dire pourquoi ces formes d’archéologies modernes parfois peuvent me toucher, comme le font les vestiges d’une civilisation disparue, et d’autres fois me laissent à peu près indifférent.
Si c’est effectivement le spectateur qui fait l’œuvre, c’est parce qu’il se sent disponible à l’accueillir, à l’activer pour lui-même. Comme dans une conversation, il s’agit d’écouter, d’entendre et de questionner à son tour, accueillir en soi les échos, les liens.
Plusieurs fois, je me suis laissé aller à un « tiens on dirait un Morris Louis », ou, « là-bas je crois reconnaître un Hans Arp », « des Vasarely ! », « un Arman ». Mais ce n’était pas ça, ou ce n’était qu’à peu près ça. Il faut reconnaitre l’influence de Paris puis de New York pendant toute la première moitié au moins du XXe siècle, aussi massives que celle de Florence à la Renaissance. La maîtres partout écrasent les seconds couteaux. Les émergences qu’ils font renvoient leurs contemporains à une foule, une masse presqu’indistincte.
Alors, je m’étais dit, apercevant un peu plus loin une petite toile, qu’il fallait être soit naïf, idolâtre ou gonflé pour imiter en réduction une composition de Rothko. Que la géographie de l’art avait cet effet cruel de répartir les choses en fonctions d’épicentres et de banlieues où l’on était voué, condamné même, à endosser le rôle de seconds, de suiveurs écrasés par leur fascination, leur admiration.
Sauf, que si on pensait inévitablement à Rothko, il s’en dégageait quelque chose de singulièrement différent, dû à la petitesse du format, à une forme de maniérisme, à une délicatesse de teintes que l’on serait tenté de dire plus féminines. Si les stéréotypes de genre ont largement fait l’histoire, déterminant des tendances esthétiques, les circonstances sociales et politiques favorisant certains tempéraments, il est difficile d’échapper au cliché en remarquant qu’il y a dans cette œuvre là quelque chose de domestique, comparé aux grands gestes de l’expressionnisme abstrait, à la vocation publique ou manifeste qui devait emporter une grande part des artistes de cette génération.
Ce n’est pas une nécessité absolue, de nombreuses artistes femmes échappant à la place qui leur était assignée, à l’assujettissement millénaire qui a été le leur, pour produire des œuvres brutales et manifestes, échappant aux présupposés, aux attendus du genre. Mais il se fait que pour certaines, c’est dans le cadre de restrictions culturelles et sociales (que l’on pense à l’hybridation féconde entre les arts domestiques et la modernité qu’a produit Sophie Taueber) que se développe une démarche créatrice aiguillée par les avant-gardes les plus radicales. Et ce qui perd en tonicité gagne en revanche en subtilité, en psychologie.
Alors bien sûr, les œuvres d’Helen El-Khal n’échappaient pas à l’influence massive des grandes figures de l’art moderne dont elles pouvaient paraître n’être que des reprises périphériques, réduites et plus propres, plus appliquées, moins toniques puisque bénéficiant du fait que le chemin était déjà tracé. Mais s’y développait conjointement une manière hypnotique, liée à une incroyable justesse et inventivité dans les rapports de teintes et de tons, à un raffinement et un équilibre qui leur donnait l’aura d’apparitions mystiques.
La toile en question était donnée pour un hommage à Rothko. Et un ensemble de toiles de cette période visibles sur une photographie d’époque témoignait de son influence ou de ce que son travail d’alors avait servi de modèle, de matrice. Mais ceci étant dit, ça pouvait être évacué.
Je remarquais que deux autres toiles de confession figurative, si je puis dire, dont un nu peint dans un camaïeu rose, et qui m’avaient arrêté quelques minutes auparavant étaient également de sa main. Rothko n’était pas encore là et c’était davantage à la nouvelle figuration telle celle qui avait cours après-guerre en France avec Fautrier, Grommaire, Pignon ou De Staël qui semblait faire figure d’influence, dans le métissage des compositions de Poliakoff, de Debré ou de Ker Van Velde. Mais déjà cet équilibre, cette justesse. Cette façon d’en appeler à l’immatériel.
Une quatrième devait m’évoquer le travail d’un artiste aujourd’hui oublié, Léon Zack, et dont, pour ajouter à la disgrâce, je ne retrouve plus le petit catalogue défraichi que je conserve de lui, devant me contenter de vagues souvenirs probablement trompeurs. A certaine harmonies colorée de Manessier, jouant du contracte avec le noir, certaines œuvres d’Helen Frankenthaler.
Mais la vivacité des couleurs, la manière particulière, du moins pour les œuvres abstraites, les extrayait de leur époque pour leur reconnaitre une saisissante contemporanéité.
Est-ce du fait d’un perpétuel retour des choses qui font que l’on promeut aujourd’hui des esthétiques qui ont connu il y a quelques dizaines d’année grâce et oubli ? Est-ce le fait, comme pour les œuvres médiumniques d’Hilma Af Klint, auxquelles je serais tenté pour d’obscures raison de la rapprocher, d’une certaine forme d’intemporalité, d’inactualité ?
Est-ce du fait de sa culture libano-américaine, des influences culturelles multiples dont elle s’est fait le réceptacle, l’instigatrice ? Ou est-ce le fait qu’à travers ces influences elle a produit une forme de léger décollement qui lui a permis de s’absoudre de ces mécaniques trop massives ?
Si on doit juger des œuvres d’art par rapport à leur capacité à vous hanter, je dois dire que cet après-midi, les toiles d’Helen El-Khal on produit sur moi cette forme de charme, d’insistance mal définissable. J’ai senti que je pourrais m’abîmer longuement dans leur contemplation silencieuse, et que je me serais dévêtit alors, sous leur influence, de toute théorie ; abandonnant même cet aveu d’impuissance qu’est le jeu de rapprochements, de comparaisons, d’échos, par lesquels on tente de situer les choses, de baliser une expérience. J’aurais gardé seulement cette sensation d’être face à quelque géométrie curieuse et évidente pourtant, semblable à ces perles que certaines huitres roulent, polissent patiemment dans leur palais. A ces œuvres — Mrs Dalloway, Les vagues, La traversée des apparences — que Virginia Woolf aura produites, par le bénéfice d’une certaines marginalité au sein même du monde, et d’une chambre à soi où exercer ce travail d’alchimiste.

Images : Manifesto of fragility, 16eme biennale de Lyon, Beyrouth et les Golden Sixties, MAC Lyon.

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