Il ne s’agit pas de peindre les choses, note Mallarmé (comme si elles n’étaient rien pour nous et que nous étions nous-mêmes rendus à une objectivité mécanique monstrueuse), mais l’effet ou les effets qu’elles produisent sur notre propre sensibilité. Ce qu’elles émeuvent, irritent ou caressent en traversant l’espace psychique et comme vibratile dont nos sens ont creusé le tunnel.
C’est ainsi que la peinture, mais aussi bien l’art, quelle que soit sa forme, et avant même de s’incarner dans un quelconque travail manuel, est affaire de trace. C’est-à-dire, qu’il est le résultat de rencontres appuyées ou ténues, parfois extrêmement fugaces et semblables à des impressions, des sensations, un sentiment (comme disent les chasseurs des traces matérielles et aériennes que laisse un animal après son passage), ou des illusions qui affectent notre monde. Ou encore, la façon que nous avons de caractériser l’architecture de ce monde sensible dont nous tâtons par là les reliefs, les textures et tout ce par quoi il répond. Le portraitiste des ombres et des courants d’air.
Et ce que nous voyons, lorsque nous regardons à un dessin ou un tableau ; ce qui dans le toucher des yeux excite quelque chose en nous, consistant, selon la formule de Maurice Denis, avant toute interprétation ou toute lecture anecdotique en des taches de couleur en un certain ordre assemblées animant une surface est alors trace de trace.
Ainsi énoncée, la chose peut passer pour extrêmement sophistiquée et même abusivement compliquée, relevant d’une théorie qui ne répond des œuvres que pour exercer à sa propre fin son empire.
En réalité, la chose, dans les derniers travaux de Jean-Marc Bustamante, s’avance avec une invraisemblable désinvolture, cernée d’un silence mat. Ce ne sont en apparence que gestes très pauvres, graphies sommaires débarrassées de l’autorité un peu pontifiante du métier, comme de la noblesse des matériaux. Griffonnages, babils, apparitions prélevées dans des territoires de la distraction —que certains qualifieront de régressions¬— où se retrouve l’intuition primitive du signe en son état embryonnaire, suggestif, équivoque. Et nous sommes les témoins de ce moment où le geste explore son espace, les modalités de sa rencontre avec une surface d’inscription et la palette des traces, des modulations de traces, par la combinaison desquelles se fait un dessin. Ce sont les aventures du stylet ou du sismographe comme mises sous loupe, agrandies à l’échelle d’un événement, d’une attention rapprochée ; épurées des mises en scène qui font de tout un pan de la peinture figurative un catalogue de récits ou de paraboles.
Il y a des dessins fougueux, expressifs, mélancoliques, aigres-doux, naïfs, fragiles ou tonics, stables ou bancales, confus ou aériens. Certains qui se laissent rapprocher, d’autres définitivement étranges. En peu de gestes, une palette resserrée qui va vers l’effacement. Tous se prêtent différemment au jeu de l’interprétation, des accolements, des échos, étoilant l’intention.
Une visiteuse, alors que je parcourais l’exposition, évoquait à celui qui l’accompagnait les noms de Jonathan Lasker, de Philip Guston. Je voyais un peu pourquoi, tout en ne pouvant ne pas considérer les dissemblances foncières qui empêchaient aux rapprochements d’être vraiment pertinents. A part moi, je pensais à certaines images de Lascaux ou de Chauvet, à la couverture du Cavalier bleu que réalisa Kandinsky en 1912, à des dessins d’Henri Michaux, de Bataille, de Frédéric Khodja, des tableaux d’Hans Hartung… mais qui d’autre que moi-même peut gagner en éclaircissements de cette cartographie subjective et de ses nouages ?
Se déployant avec une fraicheur désarmante, dans la fragilité d’existences limites, on reconnait aux tableaux dans leur manière d’ébauches ou d’esquisses quelques proximités ou connivences avec certains dessins pariétaux, tracés digitaux, traces de mouchages sur les parois de grottes en lesquels on ne peut s’empêcher de projeter de manière un peu romantique sans doute l’origine de l’art. Traces, rythmes, expressions scripturales, petites musiques semblables à celles que faisait danser Oscar Fischinger dans ses films expérimentaux… c’est un monde enchâssé dans celui de nos gestes qui se fait jour, comme celui d’amibes sous les lentilles d’un biologistes. Les motifs cruciformes que l’on retrouva sur un morceau d’ocre au fond de l’abri de Blombos à Cap town ou sur une coquille à Java sont marqués du même fascinant mystère. Ils nous mettent tout près d’un insaisissable lointain.
Quelquefois, ce sont des dessins d’enfant dans leur touchante maladresse et dans ce sur quoi trébuche l’expérience de leurs moyens. Ou encore des figures surgies du hasard et des nécessités de l’inconscient, sécrétées par un mouvement d’humeur, un abandon, une fatigue, l’extrémité ou les prémices d’une intention.
Une manifestation du jeu dans lequel est pris tout langage, à l’intersection de son mouvement de captation et d’expression ; en ce qu’il est écoute et projection.
Toujours un peu sentimental, Bustamante les associe dans cette exposition sous le titre de Grandes vacances, accusant ou affirmant ce qui relève dans ces grands dessins d’une forme de suspend ou de parenthèse. Écho à ces mois d’été qui dans l’enfance semblaient ouvrir un temps particulier, celui des espaces, de la liberté et des amours adolescents dans l’ennui ordinaire organisé que dominait la période scolaire ? A ces quelques mois de confinement sanitaire qui ont précédé cette série, dans leur réalité hallucinée ? A la prise d’écart sociale, au détachement qu’il y aurait trouvé ? Ou à la retraite ; ce temps auquel on a cotisé toute sa vie et qui fait retour enfin lorsque l’on n’a plus grand-chose à prouver ni à répondre qu’une insolente liberté ? Se peut-il qu’à cet endroit-là on gagne une sorte de gratuité ? Je pense alors à Picasso à Mougins revisitant le thème du peintre et son modèle avec le sourire du vieux Zeuxis, retrouvant dans ses derniers autoportraits un plaisir malicieux au cœur même de la gravité. Aux figures des goélands dans le vent au-dessus de surfeurs se grisant de voler une danse aux vagues. Aux méduses qui, sur un écran, évoquèrent à Valéry ces vers de Mallarmé lorsqu’il disait que la danseuse n’était pas une femme et qu’elle ne dansait pas.
Image : Jean-Marc Bustamante, Grandes vacances – galerie Ropac, Paris.
0 commentaires