Une confession : je n’ai jamais fait que parcourir cavalièrement, lire de manière transversale, bref, tourner autour Les mots et les choses de Foucault. Les raisons en sont diverses et tiennent tout autant aux exigences du livre, épais et dense, qu’aux nombreux motifs de distraction qui font de nos vies des expériences fragmentées et discontinues où l’on ne cesse de quitter une branche pour une autre.
Mais il se pourrait que ce qui s’apparente chez moi à un vol stationnaire à l’aplomb de l’objectif ou une relation superficielle et lacunaire soit à imputer à une raison plus profonde et plus directe à la fois. Le titre du livre lui-même, je dois l’avouer, agit sur mon esprit comme un mantra, une formule géométrique semblable à une pierre taillée. Il a l’éclat d’un beau diamant ou bien, à l’instar de ces kolam que l’on installe en Inde du Sud au seuil des maisons pour méduser les démons, il agit comme ces motifs semblables à des labyrinthes qui fascinent et épuisent dans leurs méandres toute intention, retiennent le geste, diffèrent indéfiniment le passage à l’acte.
Car, me dis-je à chaque fois que j’y reviens ou que je le convoque mentalement, tout est déjà là, condensé en ce qui est déjà plus qu’un programme et presque une conclusion : que nous nous apprêtions à soumettre quoi que ce soit au palpe de la pensée, le problème à la fois originaire et ultime loge dans l’écart et les relations qui mettent en dépendance les mots et les choses.
Alors, je peux bien méditer rêveusement sur la formule, incapable de m’en tenir à une lecture rigoureuse et continue. Et je n’avance pas d’un pouce. Les mots et les choses…
Je me suis souvent complu dans ce cercle vicieux en lequel mots et choses s’informaient réciproquement sans fin, nourrissant cette sorte de récit qui forme ce que l’on appelle le monde. Je m’y tenais là et j’étirais le temps.
J’y pense subitement en regardant les peintures de Gilles Elie, lesquelles me semblent manifester ce même entrainement entre expérience physique ou même plus étroitement rétinienne et objectivation verbale ou conceptuelle.
Aux illusions de la représentation perspective linéaire dite renaissante ou du naturalisme dont le cinéma et certains jeux vidéo, après l’expérience immersive du diorama, incarnent le désir de transparence ou de confusion, Gilles Elie préfère la perspective cavalière, sorte d’accouplement entre la sensation et l’idée portée par un désir de visibilité désubjectivée semblable à ce que la littérature nomme « point de vue omniscient ». Des raccourcis audacieux de Mantegna, des perspectives atmosphériques de Friedrich ou de Turner en leur mimétisme perceptif sa peinture porte moins trace que des vues plongeantes sur Edo par lesquelles peintures et estampes japonaises témoignent du « monde flottant », des axonométries de Gerrit Rietveld ou de Theo Van Doesburg et de ces miniatures qui font la fierté de la perse du XVe siècle.
Il s’agit moins pour lui de trouer la toile par la réduction illusionniste d’un dallage ou la rencontre de lignes fuyantes que de faire remonter toutes ces savantes acrobaties à la surface, à la manière des icônes russes ou byzantines lorsque le mystère s’incarne paradoxalement en une image.
Pour autant, son art n’est pas purement conceptuel ou désincarné, suscitant sans glacis subtiles ni empâtements gourmands, sans travail de la touche, sans gestuelle lyrique ni virtuosité impétueuse une forme de sensualité certes plus apollinienne que dionysiaque, mais qui parle au corps, suscite des sensations.
Oui, pareil que chez Andreï Roublev ou que dans les scénettes de Giotto, pareil que dans ce que l’on appela Cubisme cézannien, c’est tout un rapport du corps à l’espace, un rapport au vertige qui s’induit et s’architecture en pleine clarté. C’est précisément un des paradoxes qu’évoque le titre de Foucault lorsqu’on entend en lui plus qu’un affrontement ou une correspondance, mais une infinité d’arrangements subtiles et de coexistences bizarres qui font des mondes auxquels nous vouons nos existences des sortes de confluences tumultueuses.
Ce que, depuis notre culture fortement influencée par la Renaissance italienne, nous avons vite fait de nommer incohérences ou maladresses dans les rapports de plans, renvoi en vérité à deux mouvements de l’histoire des images. L’un a trait à la lisibilité et à la narrativité. Il traverse les retables de Duccio tout comme les miniatures persanes ou les représentations axonométriques des objets d’architecture ou du design. L’autre, sinuant à travers la tradition ornementale et la stylisation s’est développé avec une modernité iconoclaste désireuse de rompre avec les illusions pour accuser la nature plane et matérielle des images considérées comme un assemblage de plages colorées sur une surface.
Je ne sais pas si je saurais dire exactement comment la peinture de Gilles Elie emprunte à ces deux traditions, ni si on doit trouver une formule identique en chaque œuvre (ce qui est toujours un peu cavalier), mais il me semble que s’y manifeste généralement un récit minimal du type : « ce serait une station-service » ou « ce serait une grande surface avec son parking » et que dans la réalisation de ces fictions interfèrent un certain nombre de gestes parasites travaillant à leur propre compte. D’où parfois la sensation que l’on peut avoir de surprendre une métamorphose en cours ou l’avènement d’un hybride. C’est une construction visuelle, c’est une représentation, un récit, une mise en scène linguistique, une suite de jeux entre signifiant et signifié, une multitude d’arrangements entre ce que l’on voit et ce que l’artiste nous propose de comprendre, un travail sur l’interprétation et simultanément des objets noueux, des fenêtres, les fragments d’une installation, des exercices de composition, le lieu d’harmonies colorées, de mise en travail de la picturalité…
Bien sûr toute représentation est prise dans cette équation où prennent part la référence au réel, les moyens mis en œuvre ou la matérialité de ladite représentation et l’interprétation. Mais c’est qu’ici, peut-être plus expressément que dans la plupart des cas, c’est cette équation qui en est sinon le sujet du moins le prétexte.
Souvent on retrouve ce jeu de correspondances, superpositions de desseins ou isométrie, semblables à celles qu’exploitèrent Roger Penrose ou Oscar Reutersvärd comme celle que l’on voit à l’œuvre dans Le belvédère de M.C. Escher au sein duquel l’illusion est expliquée dans ses principes par un dessin posé au sol devant un homme assis aux prises avec un objet impossible. Ici le dessin d’une fenêtre de voiture se confond avec les coutures de la banquette, ailleurs la traverse d’une fenêtre à guillotine ou le haut d’une pompe à essence se confondent avec une ligne d’horizon qui traverse la surface de la toile et se faisant l’image à mi-hauteur. Façon de mettre en évidence comme la représentation installe une réalité seconde, hétérogène, autonome vis-à-vis du réel auquel elle se réfère. Dans des séries antérieures, une toile représentée sur la toile en une manière de mise en abîme était laissée en réserve, jouant comme l’avaient fait Braque et Picasso au cours du premier cubisme entre représentation et présentation, illusion (les effets de faux bois) et concret (morceaux de journaux, cartes ou cordage collés). Autant d’explorations plastiques que d’illustrations d’un récit au second degré auquel le peintre associe sa vie.
On peut s’amuser que le mot de « définition » désigne tout à la fois la précision dans le rendu, la lisibilité du visible en somme, et la traduction suffisante et nécessaire, pour tout dire mathématique et verbale ou encore théorique d’une réalité concrète.
Le dessin, que l’on assimile, contre les effusions romantiques de la couleur et du geste, à la raison, est l’organe de cette définition. Il est ce qui désigne. Et si l’on entend l’expression par laquelle on qualifie le peintre dans l’Égypte ancienne —le scribe des contours— il est tout aussi bien celui qui écrit les formes ou ce par quoi s’écrivent les formes.
Le schéma en est l’expression la plus intelligible possible, là où la lisibilité et l’explicitation fusionnent.
Et c’est par là sans doute que les peintures de Gilles Elie dans leur schématisation synthétique et géométrique touchent à un sentiment d’abstraction. Le réel qui y est décrit se tient dans cette distance dans laquelle se maintient malgré moi le livre de Foucault, hésitant entre son caractère nominatif ou théorique et une incarnation perceptive toute subjective.
Épurée des modulations, des détails, du modelé qui caractérisent le réalisme, elles s’apparentent à des images d’idées. Des formules ou des formulations objectives à la lisibilité optimale comme sont les pictogrammes ou les imagiers pour tout jeunes enfants à l’âge justement d’associer les mots et les choses.
Comme dans le fameux mythe de Dibutade lequel conte l’invention du dessin par la fille d’un potier voulant retenir la figure de son amant partant pour la guerre et qui pour ce faire releva le contour que faisait son profil, projeté par la lueur d’une lampe sur un mur, celui-ci agit comme un soubassement, une structure fondamentale. Et quelle que soit sa prétention à l’objectivité, ses partis-pris en font une traduction partiale, réductrice et même déformante. L’argile du potier servant un travail de bas relief, comme la peinture dans les toiles de Gilles Elie viennent après.
Comme l’indique le terme de projection, le dessin est déterminé par un dispositif et par une intention.
Le monde des imagiers, s’il semble décrire le plus objectivement qu’il soit les équipements qui forment notre monde et aménagent notre quotidien (du moins celui qui concerne un jeune enfant dans nos contrées), dépeignent en revanche un monde simplifié et coloré plus semblable à celui des jouets qu’au réel dont nous avons l’expérience. C’est un monde dans les grandes lignes, mais aussi un récit de ce à quoi on voudrait inconsciemment qu’il ressemble (un monde clair, lisible, pacifié et presque ludique).
Les images qu’élabore Gilles Elie ont cette même façon d’installer une version comme inoffensive ou simplifiée (faussement), une version schématique de la réalité tout en en faisant l’incarnation de fantasmes. Elles ont une dimension programmatique ou projective. En cela elles rejoignent les utopies modernistes auxquelles elles empruntent certains aspects esthétiques (et une toile comme « Bellevue », ou cette annonce, parodie des perspectives promotionnelles de promoteurs « ici prochainement Bellevue » nous mettent sur cette piste) : quel est le rôle de ces mots que l’on appose sur ces choses que sont les projets d’architecture, les programmes urbanistiques, les bâtiments héliotropes ? Celui précisément que l’on reconnait aux légendes dont le texte emporte les images auxquelles elles sont appariées dans une dynamique fictionnelle. J’ai ainsi photographié sur certaines corniches, certains rivages des murets d’enceinte, des portails, des entrées portant en polices manuscrites des noms comme des programmes ou des paires d’ailes : beau rivage, villa le rêve, l’albatros, les galets bleus, les heures claires… Les villas ou les résidences en devenaient des objets semblables aux illustrations d’un récit, des chimères.
Oui, tout cela tient du jeu : « ce serait une station-service »…
Image : Gilles Elie, Elie peinture, 2017.
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