Fréquentation de Leonardo Cremonini

« La seule chose à faire est de se désaccoutumer, alors soudain on voit quelque chose. »
Louis Zukofsky

« De l’autre côté de la vitre l’inondation la transpiration des façades Luisance
Les lèvres de l’horizon bavant le ciel et la mer
L’envie des mômes
Et là-bas la parfumerie les mécaniciens continuent
Je traverserai ton regard
L’appui-tête du wagon semblable à un visage d’insecte bâillonné »

Michel Butor

Il y a des objets, comme des êtres ou des lieux, qu’il vous faut croiser plusieurs fois avant de les voir vraiment. Ou plutôt, dont vous ne reconnaissez l’importance qu’ils ont pour vous, l’influence qu’ils exercent ou pourraient exercer sur votre sensibilité, votre vocabulaire, votre regard, qu’avec un effet retard. Il s’agit parfois d’une histoire de moment, de disponibilité ; vous passez tout simplement à côté. D’autres fois quelque chose a crocheté votre attention, mais qu’il vous faut un peu de temps à discerner, comme un bruit parmi d’autres qu’il faut isoler pour parvenir à l’identifier ; ou une manière de sédimentation.
Ainsi j’ai vu, à l’occasion d’une sortie scolaire, longtemps avant de le découvrir, mon premier tableau de Cremonini. Et, phénomène étrange que je m’explique mal, mais qui atteste à sa manière du rendez-vous manqué, ou de la distance qui devait marquer cette première rencontre, c’est l’affiche de l’exposition sur laquelle il était reproduit que je revois mentalement quand j’en convoque le souvenir, au lieu du tableau lui-même, dans la salle d’exposition, avec sa matérialité et ses dimensions. Métaphore facile : Je suis resté dehors.
J’en suis resté pour longtemps à cela : quelques géométries étranges, anguleuses, des couleurs qui évoquaient une modernité déjà vieillie, comme celle que l’on associait aux vieilles tenues des parents ou, peut-être pour la repoussante mise en rapport d’un vert cru et d’un jaune orangé sur un fond dégradé, à la couverture d’un manuel scolaire d’Allemand. Ajoutez à cela la présence quelque peu hiératique d’enfants peu expressifs au faciès presque mongoloïde surgis sous une table ou derrière une cloison et vous restait le goût d’une bizarrerie vaguement malsaine, surgie d’un surréaliste égaré et déjà probablement confit.
Je n’avais, à ce moment-là, pas le goût et pas le temps pour ça. Ce devait être un artiste de seconde zone ressorti des réserves d’un musée de province pour bricoler une de ces expositions approximatives et hétéroclites dont certains espaces municipaux aux plafonniers assassins et aux sols carrelés ont le talent. Et je n’avais pas jugé de devoir m’occuper sérieusement de la provocation que représentait à mon goût cette étrange association de couleurs criardes, ces lignes trop droites, cette espèce de collage qui détonnait dans mon musée imaginaire.
La seconde rencontre, du moins dans mon souvenir, date de quelques années après. C’est dans un centre d’art. Une rétrospective lui est consacrée. Je découvre une œuvre qui se développe sur plusieurs décennies, avec ses déplacements mais aussi ses obsessions. Et étrangement encore, je n’en garde qu’une sensation diffuse, sans aucune image, comme l’on déduit ou envisage les trous noirs en négatif, par les effets qu’on leur attribue et qui marquent ici et là la présence d’un élément perturbateur. Je m’en reviens troublé par je ne sais trop quoi. Je me souviens de la première fois, peut-être que je retrouve le tableau que j’avais à l’époque trouvé indigeste. Vingt ans après, les images manquent à ma mémoire. Et je ne sais plus trop quel rapport j’entretiens ensuite avec cette œuvre qui ne me laisse pas indifférent mais qui se tient sans doute en périphérie de mon chant d’attention, continue de ma gratter ou me susurrer à l’oreille.
Un intérêt intrigué monte, qui me fait attendre l’occasion d’une nouvelle rencontre. C’est à la galerie Claude Bernard, à Paris, que la chose se reproduit enfin, quelques années plus tard. A plusieurs reprises je revois ou plutôt découvre de nouveau tableaux, des tableaux récents et fini par développer une certaine fascination pour ces œuvres qui conservent quelques bizarreries de goût que je considère alors comme des audaces, des gestes de bravoure et de liberté, les marques d’une singularité franche. Il m’aura fallu tout ce temps pour m’ouvrir à ça, l’accueillir, et d’une manière, m’en servir pour attaquer mes aprioris.
Un catalogue rétrospectif me donnera l’occasion de plonger et replonger dans l’œuvre, — les œuvres —, les méditer, habituant mes yeux comme on s’habitue l’oreille à une langue étrangère, le palais à des saveurs exotiques d’abord trop amères ou surprenantes.
Sans exclusive, me préservant alors d’une influence trop directe, j’ai appris de ce monde pictural, avec ses sujets, ses couleurs, ses matières, sa façon de mettre les uns et les autres en rapport surtout, une manière qui, tout en intégrant certains aspects disons de la tradition, y opérait une révolution discrète à l’endroit du goût ou de l’harmonie.

Certains tableaux, dans leur modernité ou leur abstraction radicale en appelle intimement à des valeurs traditionnelles. Harmonie, élégance, sobriété, équilibres de tons et de couleurs… peu de concessions sont nécessaires pour les intégrer, malgré leurs singularités, dans une histoire de l’art qui embrasse les siècles. En musique on dirait qu’ils utilisent la même gamme, les mêmes harmoniques, quoiqu’ils en jouent peut-être plus librement.
Chez Cremonini la chose est plus insidieuse. On reconnaît le métier, il s’agit de peinture à l’huile sur toile, on peut y lire des scènes : c’est à l’intérieur de nos habitudes que quelque chose s’est décalé. Et cela vous oblige à vous déplacer.
Je me souviens d’avoir écrit un jour un texte que je n’ai pas retrouvé dans lequel j’associais le cinéma d’Antonioni à l’œuvre de Cremonini. Je ne me souviens plus quel était mon axe, ni ce que j’avais précisément articulé, mais j’avais accolé certains plans de Blow up ou de La Note à ces tableaux qui réalisaient une acoustique sensible particulière où tout semblait à la fois étouffé et travaillé par l’écho, figé ou fixé, et tenté par l’apesanteur que suggérait de espaces vastes, aériens, des pans de peinture claire. Le regard butait à des éléments comme autant de signes où le familier le partageait à l’énigmatique. Plus tard, j’y associerais le récit d’anticipation de Nevil Shute, Le dernier rivage, dans lequel la vie quotidienne la plus simple, la mer, le temps qui s’étire sont inquiétés par une contamination par radiation inéluctable, l’ombre de la mort et de la fin. Il y avait dans les tableaux de Cremonini un même mélange de légèreté, de quiétude, d’étirement du temps, et de fatalité, voire de drame, d’inquiétante étrangeté. Je me souviens encore avoir glissé d’une toile où l’on voyait des grillages rouges donnant sur un terrain de tennis avec des cerfs-volants, à ce plan final de Blow up où l’on voit des mimes, mimer une partie ou un simple échange de balles. Bientôt nous suivons avec eux le trajet de cette balle fictive. Bientôt nous entendons le son que font les échanges, le rebond. Dans les tableaux de Cremonini, des personnages manipules des cadres à travers des portes, des fenêtres, sur des tables. Des mains tendues en direction du regardeur s’impriment à la surface de la toile. Des embrasures de porte et des miroirs. N’est-ce pas le même jeu ? Si la fiction est une réalité, la réalité est sans doute symétriquement une fiction. Cremonini joue de ce jeu de retournements, de cadres ou fenêtres, de scènes parallèles, de triangulations, transparences et reflets, d’échos de formes, suggestions et associations chères aux surréalistes et auteurs de fantastique. Il ouvre des fenêtres où le sens va et vient, hésite, se pose, sans se laisser vraiment saisir, nous laissant alors avec ce trouble. A l’inverse en quelque sorte des natures mortes de Morandi, des figures de Giacometti, hystérisée par le vide, Cremonini multiplie les objets, les surfaces sur lesquels viennent rebondir nos questions, nous incitant à scruter, à quitter une piste pour une autre, à errer dans la matière picturale comme dans les fictions qu’il y inscrit. Moravia écrit que les enfants, dans les tableaux de Cremonini, épient « comme s’il devait arriver quelque chose alors qu’il ne se passe jamais rien ». Quelquefois leur regard se fige en notre direction comme s’ils venaient de surprendre notre présence, comme si un bruit soudain, intriguant venait de faire ce que l’obturateur fait à chaque prise de vue : saisir et suspendre. Peuvent nous venir des vers de Rimbaud ou de Leopardi. « Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant. Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel. Les sentiers sont âpres. Les monticules couverts de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. »
Poète et peintre partagent quelque part une même vision hallucinée, un même sentiment d’énigme.
J’avais noté aussi cette phrase de Pierre Emmanuel dans un texte consacré à l’artiste, sur la majesté de l’immobile : « L’immobile n’est pas l’inanimé : c’est un vivant dont la durée est inconcevable à la nôtre. » Et Cremonini nous y donne accès, mettant en scène notre propre perplexité, notre fascination, le mélange d’étendue ou de sérénité apparente et de crépitations signifiantes ou narratives qui y logent. Les découpes, les éclats de reflets, les angles ainsi traversent, animent de larges étendues pâles des lavis patients où les coulures, les jeux de dilution, les raffinements divers font effet d’émollient. Se mêlent une forme de lenteur ou de suspend et même quelque lâcher prise dans les coulures, l’hypnotique travail qui se fait quand la matière s’épand, se mêle, s’étire, se lave dans une dilution d’essence, et une brutalité incisive, précise, chirurgicale même, ou agressive, avec quelques soupçons de cruauté dans la découpe de formes nettes, ouvragées, mécanique pour ne pas dire inhumaines. Les toiles les plus récentes, réalisées peu avant sa mort, poursuivent une œuvre d’une incroyable cohérence, d’une patience qui l’abstrait des éclats de voix de la scène contemporaine. Certaines, d’une saisissante sobriété, absentes de toute figure, ne tiennent qu’en un jeu de bandes : sol, muret, horizon, ciel, accrochés par un angle, l’esquisse d’une structure maintenue hors-champ. Des sujets traités trente ans auparavant reviennent. S’y laisse lire à nu ou presque un patient travail de couches, de lavis, d’un raffinement extrême, de superpositions parfois opaques plaquant là-dessus des lumières. Son œuvre rejoint alors incidemment celle d’Edvard Hopper, les bizarreries que ce dernier confessait, témoignant de ce désir qu’il avait, très curieusement détaché des tumultes du monde, des aventures de l’art moderne, de « peindre la lumière sur un mur ». Tous deux ont traversé leur époque en y étant extrêmement attentifs, mais avec une forme de distance, de décalage, de marginalité relative quant aux courants artistiques qui y étaient associés, qui leur confère une acuité très spéciale, un rôle de témoin de certaines vérités profondes, une sorte de singularité fascinante qui résiste à l’épreuve du temps.

Image : Leonardo Cremonini, Obstacles, parcours et reflets, 1975-76.

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