Francesca Woodman est morte tragiquement jeune, par un geste fulgurant dont les raisons demeurent vagues.
A vingt-deux ans, elle laisse après elle un corpus de quelques centaines de photographies dont l’ensemble fascine par ses leitmotivs, sa précoce maitrise ou maturité, et sa singularité. Œuvre de jeunesse, œuvre tout court finalement, que l’on est incidemment tenté de considérer et de lire comme un testament ou une théorie.
Ainsi d’une photographie datée de 1972 où elle se met en scène traversant à quatre pattes, nue, une ouverture pratiquée dans une pierre tombale sur laquelle on peut lire l’inscription « to die ». Ou cette série d’autoportraits qu’elle sous-titre tantôt « Angel », ou « On Being an Angel », gorge offerte en position de vertige ou simplement torse nu, jouant d’ailes factices. Ainsi de cette photographie prise à Rome en 1977 où elle apparait suspendue à un chambranle de porte, dans une posture évoquant une crucifixion ou un gibet. Ainsi du nombre de fois où son corps, habillé ou nu, souvent flou, s’inscrit dans une porte, une fenêtre, une cheminée, disparait, se morcèle dans un jeu de cloisons, d’angles, dans un mur lépreux ou dans les parages d’un miroir.
Les images qu’elle laisse la mettent inlassablement en scène comme un corps insaisissable, zigzagant, voué à déborder une grille symbolique, à produire un désordre. Presqu’encore enfant et déjà sûre et entreprenante, sexuée mais évanescente, modèle et scénariste. Et c’est pour nous comme un miroir de son insatiable mobilité. Une fenêtre ouverte sur l’atelier.
De l’autre côté de l’image, sur la scène, face à l’objectif, elle joue avec elle-même, avec la photographie, avec l’art (la culture), avec le sens, avec l’équivoque, avec les cadres, se déguise en se mettant à nu, convoque les objets d’un théâtre symbolique ou surréaliste. S’amuse sur les berges du tragique. Elle est d’une liberté folle. Elle est sans pudeur, sans peur ni retenue. Bricole avec malice, entre désinvolture et intelligence intuitive, insolence et assurance. L’époque est à la révolte étudiante, à la révolution sexuelle, au féminisme, aux protest songs, à la naissance de l’art contemporain en ses dispositifs, ses formes hybrides. Woodman est contemporaine d’Ana Mendieta, qui elle aussi se mettra en scène, nue, plaquant des vitres sur son corps. Qui elle aussi mourra prématurément, défenestrée. Avec Eva Hesse, elles partagent un destin de comètes. Sans doute, pourraient-elles faire la même remarque que Louise Bourgeois se sentant puissante comme artiste, tout en ayant le sentiment dans la vie courante d’être « une souris derrière un radiateur ».
Dans ce monde qu’elle forme autour d’elle et qu’elle habite, fait de maisons ou pièces abandonnées, de délaissés qui font son vocabulaire, elle est souveraine, immodérément. Elle semble boire à la source de sa jeunesse et regarder le monde depuis cette plasticité mentale et physique.
Et avec la même énigmatique ambiguïté, la même vivacité, à l’extrémité de cette érotique, elle traverse le miroir, bute au réel, et disparait, laissant croire que ce geste dernier est cousu aux autres ou qu’il en est l’ultime retournement, l’extrémité.
Elle sort de l’image. Signe le mythe.
Alors on pense à Nicolas de Stael, à Edouard Levé. À Camus, dont Le mythe de Sisyphe porte en exergue une citation de Pindare dont la vie de F. Woodman semble la libre illustration : « O mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. » De ces champs du possible, elle aura été une brève mais passionnée exploratrice.
Sur les problèmes essentiels, écrivait Camus, il n’y a que deux méthodes de pensée, celle de La Palisse et cette de Don Quichotte. « C’est l’équilibre de l’évidence et du lyrisme qui peut seul nous permettre d’accéder en même temps à l’émotion et à la clarté ». En ce sens rejoint-il peut-être les visées d’André Breton et la sensibilité d’une génération nourrie d’occultisme, d’exotisme, d’explorations psychanalytiques, d’élans poétiques et de modernité, bref, de ce que l’on appellera le surréalisme. André Breton que Woodman a lu, dont elle a accueilli l’influence à l’instar de Man Ray ou Meret Oppenheim, des bizarreries de Max Klinger et des photographies de Déborah Tuberville.
Alors aussi bien, peut-on lire à ses saynètes comme aux boites de Cornell, aux théâtres métaphysiques de Chirico, Magnelli, Delvaux, Dora Maar ou Duchamp. À une écriture libre, presque automatique, brodant, tressant, les rivières de l’inconscient.
Dans l’image se forme un monde en lequel elle se regarde, elle apprend qui elle est, ce qu’elle est, comment elle est. Un miroir dans le reflet duquel elle mesure son amplitude, ajuste ses gestes, tout à la fois de manière physique, corporelle, et esthétique, c’est-à-dire, morale, chorégraphique. Elle balise en quelque sorte l’espace géométrique du sens qui habite le visible. C’est-à-dire, le champ de l’interprétation.
Dans ces images nous la regardons développer un rapport singulier à l’espace, à l’image. Essayer toute sorte d’équilibres ou déséquilibres, de fantaisies. Nous observons la manière dont elle use de ce matériel du visible pour capter notre regard, pour tisser une sorte de rets. Car les choses pour tenir appellent liaisons. Et que celles-ci concernent autant les éléments de la mise en scène interne à l’image que le regard déporté de l’artiste dans l’appareil et que celui encore que, juste un peu plus loin, nous posons à notre tour, contribuant à l’édifice total.
Nous nous observons regarder. Nous passons derrière nous-même, comme elle le fait elle-même, pour devenir témoins de ce jeu d’appels et de réponds de regards électrisant l’espace d’une sensualité dramatique, de pistes et d’indices, de symboles. Se noue et se dénoue, se reconfigure, se réassemble sans cesse, photographie après photographie, toute l’économie à la fois théorique et pratique des images. Ce jeu de circulations entre vue, visible, imaginaire et leurs protagonistes.
Mais le plus étonnant, le plus fascinant, ce ne sont pas ces dynamiques complexes dont témoignent nos rapports aux images, ce n’est pas la théorie, c’est que tout ça a lieu dans les photographies de Woodman dans une forme d’évidence enfantine, joueuse, presque inconséquente, que l’on attendrait plutôt chez une très vieille artiste dont la main se serait affranchie de la part laborieuse et volontaire. Comme si elle avait été constamment, ces quelques années-là, un peu à la manière de Rimbaud, sujette à des fulgurances poétiques répétées.
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