« Nous devrions savoir d’abord que tout est loin à jamais, sinon ce ne serait pas la vie. » André Dhôtel (La nouvelle chronique fabuleuse)
« Nous ressemblons à notre âme et notre âme, elle ne fait rien, jamais rien. Elle regarde par la fenêtre. Elle attend ce qui ne viendra pas, ce qui viendra sûrement. »
Christian Bobin (Pierre,)
« Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu-là, dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place – puisqu’après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le « bouger », le remuer, le changer de place-, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. »
Michel Foucault (les corps utopiques)
« En somme, il faut que ces mots soient tels, que, placés par moi, devant moi, comme des portes, ils s’aident eux-mêmes à s’ouvrir ».
Francis Ponge (La fabrique du pré)
Une œuvre est toujours trop grande pour soi. Trop grande en même temps qu’insuffisante en regard de l’appétit de totalité dont on veut croire que l’atteindre résoudrait à la fois vivre et mourir.
Il faudrait une deuxième vie pour la considérer avec le recul nécessaire. Une troisième peut-être pour la décrire avec quelques formules pas trop inadéquates. Mais déjà on ne saurait plus distinguer l’apparence de la réalité dans la cuisine du souvenir. Nous serions trompés par notre désorientation entre les reflets et les ombres.
Alors on ne sait jamais vraiment à quoi on est pris. On lève une main, un coude et on regarde comment se tend ou se détend le fil. Et puis on fait pareil avec l’autre main, le genou…
Un artiste est toujours à cette deuxième vie par laquelle il interroge la première, ou plus précisément cette deuxième vie par laquelle il reçoit les interrogations que celui qu’il a été dans le passé a adressé à celui qu’il allait devenir, qu’il n’en finit pas au cours de perpétuelles mutations de devenir. Et vivre alors pour lui consiste pour le plus gros à dégager de sa mémoire comme d’un sable des morceaux énigmatiques, des textes indéchiffrables, des boîtes aux étranges et exotiques reliques, des chimères, pareils à des mots tombés d’une longue phrase, d’un rêve chaotique. D’où la sensation qu’il a souvent de marcher un peu en marge du monde, de n’être jamais tout à fait simplement là où se tiennent ceux qui en sont à leur première fois et peut-être travaillent à n’en pas sortir.
Chacun, il les soupèse, les considère, les associe ; en goûte la lumière ou le silence. Il est question de ce qui se défini par-devant ce qui reste vague. De ce qui point sur l’étendue, tendant à définir un lieu dans l’espace. Il est question de cadres ou de fenêtres ou bien d’écrans. D’outils semble-t-il destinés à la mesure, au tracé ou à loger dans l’idée quelque chose du corps, des artisanats dont il a la mémoire. Il est question de choses vues. De choses vues par d’autres dont il aura reçu le témoignage. De pièces à conviction, si un récit doit se faire et s’il faut que des pièces attestent en sa faveur ou se prêtent à son jeu. D’équilibre et de flottaison. De phénomènes erratiques, de vestiges. Ils contribuent à ponctuer l’espace, à le punaiser dans la conscience, l’y arrimer, comme l’on fait d’une carte ou d’une photographie sur un mur. A l’animer aussi. Ils relancent l’énigme, c’est-à-dire tout à la fois le désir, l’intérêt et le sens qui, n’en finissant pas de tenter de se formuler sans s’immobiliser jamais demeure ouvert. Car il est question de grammaire, c’est à dire de relations, d’articulations possibles, d’une forme de danse du sens dont chaque appui est dans la seconde même où il advient un élan.
A sa table de travail, l’artiste, aux prises avec sa première vie, ou la seconde déjà n’en finit pas alors avec ses outils, ses gestes d’artisan de tracer des portes, des fenêtres qu’il ouvre les uns, les unes après les autres. Chaque porte, chaque fenêtre est débordée par un large panorama. Un paysage sur lequel sont répartis les objets, les formes, les nuances atmosphériques qu’il y a rêvé. Et s’il vient à s’y appuyer l’ensemble se trouble, la toile déforme dans son mouvement le film immobile qui s’y projette. L’image est un écran. Soit. Cependant qu’image et écran sont également un support. C’est pareil qu’un masque : on ne sait pas ce qu’il masque en se montrant, ni ce qu’il montre en le masquant. Il y a des petits mensonges dans la main de grandes vérités.
Possiblement, chaque histoire qui s’esquisse, chaque piste qui s’offre, chaque perspective, chemin, marche, barreau d’échelle est un personnage, un des personnages de sa propre histoire.
FK cite souvent le titre de ce fameux livre de Nelson Goodman : « manière de faire des mondes ». Comme une histoire d’amour peut susciter dix chansons, dix poèmes différents, les souvenirs, semblables aux pierres biseautées que l’on fait jouer dans la lumière, renvoient, selon l’angle et la perspective à la faveur desquels on les considère, une infinité de reflets semblables et singuliers. Chaque porte tournant sur ses gonds bascule tout l’espace autour ou à l’intérieur de la forme qu’elle dessine. Chaque fois redessine la sensation comme un corps dans diverses postures invente ou découvre à l’intérieur de lui de nouveaux paysages. Chaque fois se fait un monde, une nouvelle configuration, un nouvel équilibre.
Pour ceux qui regardent ses dessins, c’est par séries, ensembles que se forment comme des chapitres ou des livres qui prennent en charge sous une forme singulière, sensations et souvenirs. Aux murs de l’atelier, sur la planche du bureau, en petits tas, dans des boites : quelques étendues essuyées, théâtres d’événements formant communauté, conversant. Des sensations colorées, des sensations spatiales. L’impression de passer un tori, ces portes qui en Asie marquent le passage du monde des hommes à celui des esprits et à partir desquelles la forêt dans laquelle vous vous avancez, quoi que semblable, se peuple invisiblement, se marque de signifiances.
Naturellement on n’en sortira pas. Rien ne se résoudra ou ne se dénouera. Mais sans doute n’est-ce pas réellement l’ambition de l’artiste. Mieux, il élaborera des chambres d’écho, dressera le dessin d’un chemin, multipliera les correspondances, les dédoublements, les liens. Francis Ponge notait d’ailleurs que sans doute, l’idée, l’espoir d’en sortir est par elle-même une idée folle. « Tout n’est jamais que réinscription, mais ceci comporte une notion active (ce en quoi consiste la vie). »
N’est-ce pas la malice de toute autobiographie, de touche recherche rétrospective, que d’inventer des vies possibles ?
Image : Frédéric Khodja, Arkhè, 2020.
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