La douce quiétude de ces figures alanguies, faméliques ou lascives absorbe, entant qu’objet clair et lisible, presque hétérogène au monde auquel ils ont part, en manière de réserves, émergeant d’un paysage baroque, l’énergie folle, dionysiaque, dont elles ont été témoin, le travail de dépense, au sens bataillien du terme, auquel ne peut engager qu’une inquiétude et une intranquillité profondes. Ne serait-ce que celle de l’artiste qui, à l’image des Aymaras d’Amérique du Sud, tenant son avenir dans le dos, regarde comme à un puit effroyablement vertigineux le passé qui lui fait face et sa grande galerie pleine de rumeurs et d’éclats, la prodigieuse variété et richesse des possibles dont il témoigne et que dans le même temps il retranche ou du moins mine de réticences et scrupules. Car ces temps en lesquels on sinue alors et prélève, quels pouvoirs auraient-ils sur nous s’ils ne se donnaient comme un cheminement libre occasionnant des rencontres à la manière d’un insecte butinant à l’aimantation d’effluves sensuelles, mais comme une totalité frontale, une foule compacte, composite, inquisitrice et crâne ?
A une époque où les inventions radicales et l’esthétique de la rupture et des avant-gardes avec leurs manifestes relèvent d’un moment historique, l’artiste, au lieu d’engager un travail de table rase, engage au contraire un corps à corps par lequel elle revisite l’histoire tout autant du décoratif ou de l’ornement que du sensualisme orientaliste, du symbolisme, de l’onirisme, de la grande fresque et de cette chorégraphie des corps dans leur souplesse et leurs mouvements qui convoque quelques grands archétypes tirés de l’antiquité comme de ses épanouissements modernes, de Géricault à Manet en passant par Courbet ou Ingres. On oublie parfois que Cézanne dont on a fait le héraut de l’art moderne, jurait, engageant sa génération comme celle qui venait, que le Louvre était « le livre où nous apprenons à lire ». « Toutes les images que nous avons de la nature, poursuit Picasso, c’est aux peintres que nous les devons ». Et Florence Dussuyer, loin d’être une artiste brute ou naïve ou tournée de manière autistique sur elle-même possède un musée imaginaire fourni qu’une curiosité renouvelée, nourrit des œuvres les plus diverses glanées tout autant de l’histoire de l’art européen et oriental (asiatique en particulier) que des traditions populaires et de l’artisanat (textile, décoration, tatouages, parures et ornements). Sans doute peut-on parler ici de citations et d’hommages, Florence Dussuyer semblant, à la manière de Picasso dans ses réinterprétations de Manet ou de Velasquez, témoigner de ce qui a nourri son regard, sa sensibilité, tout autant qu’elle travaille à incorporer, à assimiler ce matériel d’audaces, de forces, de souplesses de postures, de manières et de formes. Lui-même ne disait-il pas : Je mets dans mes tableaux tout ce que j’aime ». Peut-être n’oserait-elle reprendre à son compte la phrase par laquelle le maitre catalan affirme que si « les bons artistes copient, les grands artistes volent », au moins peut-elle se comparer à une éponge : Quelqu’un qui scrute, fouille, chine, dans les tissus, les estampes, les essais les plus divers et les catalogues, avançant par ricochets, échos et liens, se laissant imprégner par tout ce qui la touche, l’habite, l’intrigue ou la charme.
Ainsi d’un polyptique monumental « elles en ont tant rêvé », travaillé au printemps 2020, qui évoque un peu les grandes compositions néoclassiques multipliant par collage en panorama des postures, des figures au charme antique en regard desquelles le thème du tableau ne semble qu’un prétexte très anecdotique. Tableau composite qui évoque autant l’art médiéval français, ses histoires de chasses et de forêts, comme la fameuse dame à la licorne du musée de Cluny, tissée autour de 1500, qu’un épisode antique narrant la vie des nymphes, Artémis surprise peut-être par Actéon, comme Suzanne l’est au bain. Et chaque figure renvoi, par la culture visuelle de l’artiste comme celle des regardeurs, à des images iconiques, ici une odalisque ou une baigneuse d’Ingres, là une femme du déjeuner sur l’herbe de Manet, une orientale fauve de Delacroix, une femme assoupie de la sieste de Courbet, une autre de Bougereau, une autre d’après Velasquez, veillée par des putti extraits des fresques de la chapelle Sixtine qui côtoient une divinité indoue, le miroir initial ayant été remplacé par un portrait du Fayoum. Collages, condensations, cohabitations hardies, brassage, mêlée : on se met à penser, à ces anthologies, ces atlas, à ces planches comparatives dont le projet scientifique objectif dérivait souvent à l’insu même de ceux qui les composaient pour réaliser des sortes de fantaisies dont Jean-Christophe Bailly écrit que la plupart d’entre elles « cèdent —et avec une joie visible¬— à la volonté figurative, autrement dit à la puissance de l’imaginaire, celle-ci étant démultipliée par le caractère nécessairement composite et inventé de paysages regroupant des données venant de tous les continents à la fois. »
Mais ce dont elles rêvent ou ce à quoi à travers elles l’artiste qui les mets en scène rêve…
Il n’y a jamais qu’une question qui hante cette intranquillité qui fait que nous ne savons « rester en repos dans une chambre », comme l’écrivait Pascal : comment exister ? Comment s’atteindre ? C’est-à-dire, comment apaiser ce nouage de désirs et d’empêchements avec lequel on vient au monde ?
A cette demande répond le divertissement pascalien, c’est-à-dire le travail, ou n’importe quelle activité suffisamment prenante pour occuper l’esprit, le tenir à l’écart des fascinations mortifères, des viscosités sombres de la mélancolie, combler ces interstices, ces plages de silences effrayants où pourraient pousser une idée adventice, s’engendrer des monstres. Tout autant dire, l’occupation et la fatigue et le repos du corps dans lequel la pensée s’absente ou s’allège. Aby Warburg, le célèbre historien, qualifiera ainsi son travail de « sophrosyne » : un apaisement.
Si l’on est parfois « enchainé au travail » ou contraint par une force extérieure si l’on en croit l’étymologie douteuse de tripalium, qui désigne le nom d’un instrument de torture constitué de trois épieux, ou celle de trabs, peut-être plus juste, qui désigne avec la poutre, l’entrave, le travail témoigne d’un effort allant vers la résolution d’une situation contrainte, du mouvement d’une réalisation. Il n’y a pas de travail sans contrainte, sans effort. « Le travail n’est pas l’emploi », écrit, lapidaire, Bernard Stiegler. « Le travail c’est par quoi on cultive un savoir, quel qu’il soit, en accomplissant quelque chose ». Si on cherche un emploi pour « gagner sa vie », on travaille « peut-être pour gagner un peu d’argent à cette occasion, mais surtout pour se construire et s’épanouir dans la vie, et comme être vivant, et plus précisément comme cette forme de vie dont Georges Canguilhem montre qu’elle ne peut vivre sans savoirs ».« Travailler, c’est s’individuer, inventer, créer, transformer », c’est ouvrir aussi comme on l’entend dans le mot « ouvrage ». Je dirais même que le travail met à l’épreuve la vie et le corps en ce qui les travaille. Il lui demande en quelque sorte de répondre en même temps qu’il l’éprouve dans son corps ou pour mieux l’éprouver dans son corps. Ainsi du travail de l’accouchement et de celui que l’on met ensuite à se réaliser. Ainsi de ce qui travaille perpétuellement les individus créatifs que les pensées et les projets ne laissent pas en repos mais au contraire animent. Puisque c’est de cela encore qu’il s’agit pour la mère, pour l’enfant, pour celui ou celle qui fait de sa vie un continuel acte d’existence : d’un souffle. A prendre, à développer, à accueillir ou à cultiver avant qu’un soir celui-ci nous quitte. Celui qui rend son dernier souffle est en effet en repos — un repos éternel, tandis que celui ou celle qui travaille à vivre sa vie, non pas dans la passivité bovine d’êtres qui sont à leur naissance déjà comme privés de vie, mais activement, projectivement, dans la symétrie de l’ennui, sera pour Schopenhauer, par le trait de ses désirs, par ses passions, voué à la souffrance, ou du moins, dans une perspective moins pessimiste, à l’intranquillité.
« Notre tâche d’homme, écrira Albert Camus, est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. » Car là où s’engage l’artiste en tant qu’individu lié à ses tourments personnels s’engage aussi l’humanité à laquelle il donne ou emprunte la voix. Et ainsi, demande Soren Kierkegaard, « qu’est-ce qu’un poète ? Un homme malheureux qui cache en son cœur de profonds tourments, mais dont les lèvres sont ainsi disposées que le soupir et le cri, en s’y répandant, produisent d’harmonieux accents. » L’humanité communie mélancoliquement comme les pleureuses de l’antiquité avec les œuvres de l’art qui témoignent d’un même mouvement de la beauté, des charmes, des élans et des saveurs, du souffle ou de l’âme, et des souffrances, des empêchements qui leurs sont cousus. Il est vrai qu’à son extrême, l’émotion produit des larmes. Mais ces larmes lavent aussi de ce qui accable, purgent le corps, l’allègent, le rendent à son appétit.
Angers, Juin 2020
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