Fabien Boitard jouissif.


« Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée. Avec le soleil. »

Rimbaud

« Les lourdes voitures massives, espèces de carrosses à la Louis XIV, dorés et agrémentés par le caprice oriental, d’où jaillissent quelquefois des regards curieusement féminins, dans le strict intervalle que laissent aux yeux les bandes de mousseline collées sur le visage ; les danses frénétiques des baladins du troisième sexe (jamais l’expression de Balzac ne fut plus applicable que dans le cas présent, car, sous la palpitation de ces lueurs tremblantes, sous l’agitation de ces amples vêtements, sous cet ardent maquillage des joues, des yeux et des sourcils, dans ces gestes hystériques et convulsif, dans ces longues chevelures flottant sur les reins, il vous serait difficile, pour ne pas dire impossible, de deviner la virilité). »
Baudelaire

« Il s’esveilloit entre huyt et neuf heures, feust jour ou non. […] Puis se guambayoit, penadoit et paillardoit parmy le lict quelque temps pour mieulx esbaudir ses esperitz animaulx ; et se habiloit selon la saison. […] Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt, crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre, et desjeunoyt pour abatre la rouzée et maulvais aer : belles tripes frites, belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades et forces soupes de prime. « 
Rabelais

Il est des registres esthétiques, des gestes en peinture, comme dans les activités de la vie courante. Ainsi, murmurer un poème du bout des lèvres en regardant le lointain, arranger un bouquet de fleurs, participent d’activités contiguës, lesquelles contrastent avec sortir les poubelles, hurler sur un arbitre, sur un automobiliste qui vous grille la priorité, se racler la gorge ou déféquer.
Il est entendu pour les représentants d’une même culture ou d’une même classe sociale, que certaines activités et certaines manières d’être ou de se comporter appartiennent à la sphère publique quand d’autres appartiennent à l’espace domestique ou intime. Certaines sont nobles, d’autres triviales ou grossières. De même qu’il y a des choses qui se font et d’autres non. Des choses qui se disent et d’autres non.
Il est question de maturité, de maitrise de soi, de politesse ou d’élégance, des commerces du moi et du surmoi, de retenue et de savoir-vivre, d’éducation, de distinction.
Ces cloisonnements sont pourtant moins étanches qu’on ne pourrait le croire. Et la lecture de Rabelais comme les fantaisies de Bosch, les marginalia des copistes comme les grotesques glissés ça et là aux façades des églises, dans la modénature des cathédrales, l’art immémorial de la caricature, suggèrent des métissages, des conversations anciennes, de loin antérieures au débraillé de la modernité, aux provocations de Incohérents ou des dadaïstes. Et, quand on considère avec les collages de Hannah Höch, de Max Ernst, de Dali, les gueules de Soutine, d’Artaud, l’irruption de griffonnages dans l’abstraction américaine dans l’œuvre de Rauschenberg, de De Kooning ou de Cy Twombly, le potache de Dubuffet, la redécouverte du dessin d’enfant chez Picasso, reviennent en tête le tableau de Caroto du musée de Vérone, « Portrait d’un enfant montrant un dessin », et la fameuse histoire à propos du peintre Apelle : « dont on dit que, peignant un cheval, et voulant représenter l’écume de cet animal, cela lui réussit si mal, que désespérant de son entreprise, il jeta contre son tableau l’éponge, dont il se servait pour nettoyer ses pinceaux : il arriva, dit-on, que cette éponge, ayant atteint le cheval, en représenta fort bien l’écume. » On se souvient d’avoir rit adolescent du portrait cubiste d’une femme dont le visage semblait avoir été froissé ou malaxé dans de la pâte à modeler, le nez poussant sur la joue, les yeux désaccordés, bigleux, les fesses au niveau du ventre, les membres tordus. D’un buste de Franz Messerschmidt, cousin de petits autoportraits gravés de Rembrandt, mêlant à l’esthétique Empire l’incongru d’une grimace. De ces martyrs dans des tableaux Renaissance portant, qui sa peau comme une pelisse, qui ses yeux dans une boite, qui le regard absent, les mains en prière, semblant ignorer une hache lui fendant le crâne. Ou de ce moine (« Le Bienheureux Ranieri Rasini délivre les pauvres d’une prison de Florence », par Stefano Sassetta) comme équipé d’un réacteur à la place de jambes, traversant la scène à la manière d’Astro, le robot humanoïde d’Osamu Tezuka.
En revanche, j’avais jugé bizarre mais fécond je crois ces sculptures de Brancusi confrontant le poli chromé de formes élancées et rondes, parfaites, au brutalisme primitif de socles taillés dans des troncs, des sections de poutres assemblées. Ça grinçait, mais l’épure y gagnait par contraste. M’avait échappé le portrait phallique de « La princesse X ».
Le comique ou l’étonnement, ce qui choquait notre conservatisme dans les gueules cassées, montées à l’envers, de Picasso ou de Dubuffet, dans les disproportions, dans les convulsions du geste, était précisément ce sentiment de mariages contrenatures, de discordances entre le noble et l’enfantin, le sérieux et la blague. Que, dans le salon de De Vinci et de Michel-Ange, s’installent comme si de rien les silhouettes gauches, dégingandées ou nerveuses de Kirchner, de Goncharova ou Matisse. Comme nous jugions ridicule qu’un prof s’approprie nos expressions ou notre vocabulaire de cour d’école depuis son estrade, derrière son bureau, dans sa bouche d’adulte.
C’est dire l’intégration tacite de cette discrimination ; quoique la vie contemporaine ne cesse de tout confondre à la faveur de logiques d’ « entertainment » et de récupérations ou appropriations diverses. De Valéry Giscard-D’Estaing, homme de lettres chenu, au parlé d’académicien, on est passé au nerveux Sarkozy, jet-setter patenté connaissant son Bernard Tapie et donnant du « casse toi pov’ con ». On appelait ça la représentation nationale, l’élite.
Une partie de l’art contemporain, que certains disent post-moderne, a trouvé issue dans l’intégration de formes, de gestes, de matériaux, d’esthétiques exotiques : arts premiers, dessins d’enfants ou d’aliénés, art naïf et populaire, esthétique industrielle, scientifique, mécaniste, ou ce que l’on appellera encore « bien fait/mal fait » à la suite du « peu fini » adopté par les Impressionnistes depuis D’Aubigny. Le début du siècle avec les événements que furent l’expression cubiste et surréaliste, le collage, l’automatisme, marque probablement une rupture. Et il serait vain de tenter une liste exhaustive des artistes ayant œuvré dans ces logiques de métissage, tant celui-ci semble avoir infusé, infiltré sous des formes diverses, l’esthétique générale.
Je m’arrêterais seulement sur quelques œuvres contemporaines de Fabien Boitard qui jouent de manière exemplaire d’une dialectique franche et jouissive.
La peinture est aujourd’hui comme un rêve agité qui se retourne continuellement sur lui-même, se cherche une position, une posture pour en changer dix fois, considérant un appui, une crampe. C’est un chat qui hésite entre dix désirs contradictoires, le geste aristocratique ou hautain, la sieste sur un coussin, un poste de vigie, l’oubli complet, la gamelle, la caresse, les chemins buissonniers ou la chasse, la toilette – la langue ou la griffe. Celle qu’on dit figurative ainsi cherche souvent après l’image et ses séductions, dans le même temps qu’elle insiste sur sa dimension matérielle, jouant de l’illusion perspective tout en affirmant le plan dans la lignée des Nabis. Elle a le goût de la touche, du modelé, de l’élégance ou même temps que celui du débraillé, de l’ébauche ou de l’esquisse, de l’intellectuel et du sensuel, de l’artisanat et de l’iconoclasme. Que l’on pense par exemple au travail de Nicole Einsenman, et comme il s’apparente à une bille de flipper qui va cogner tantôt Matisse, tantôt la fresque d’histoire, tantôt Hockney, tantôt Picasso et Monticelli, tantôt le cartoon, tantôt l’imagerie surréaliste.
Une partie de la peinture actuelle travaille justement sur ses tiraillements, son inconfort, son appétit de brassage, sa fluidité de genre, ses réticences à se laisser assigner. Instable, demi-folle, ou adepte des badinages, partisane des infidélités.
Une partie des paysages que peint Fabien Boitard fait l’effet d’un dialogue d’ivrogne avec Millet, Monet, Courbet. De quelqu’un qui désespère d’être arrivé après eux et vitupère contre ces maîtres qu’il admire et déteste, avec lesquels il se débat, comme se débattent les figures antiques de la tragédie. Le kitch, le dérisoire, l’ironie gueulent à la fenêtre du virtuose, l’exhortent à s’expliquer. Le pinceau tourne en l’air comme un fleuret minable. Et ça peint, malgré tout. Plein d’arrière-pensées, de scrupules, d’empêchements, mais plein de désirs qui entendent passer outre. Avec brio, métier et tout tout à la fois contre. Cyclothymique, maniaco-dépressif. Il revendique la « polyfacture », puisque, là où nous en sommes arrivés, tout est possible en somme. Et qu’il faut prendre acte de l’époque, de ce qui en elle, par elle vous sépare des perspectives du XIXe siècle. Le peintre dira, après le temps de la modernité, du progrès, de la croissance productiviste et extractiviste, après le Romantisme, celui de la désillusion et de l’angoisse, celui de l’effondrement, de la chute. L’avenir, il faut en convenir, n’a pour les enfants de l’anthropocène et de la solastagie plus vraiment le profil découpé d’un athlète grec, ni d’un portrait Harcourt.
Les Branches en fleurs touchent l’ambiguïté nippone dans son nouage de la retenue et même du sublime, de la poésie et de la débauche ou du kitch, du recueillement méditatif et de l’infantile. Le vaporeux, l’éthéré, le fluide et le flou rencontrent la pâte et même l’empâtement le plus trivial et grimaçant. Les fleurs – délicatesse printanière – se font dans des taches épaisses comme on se cure le nez ou crache un mollard. Et au final on y regarde sans savoir décider si c’est une blague ou un hommage aux Nymphéas et à Van Gogh mêlés. Le cerveau électrisé par ce supplément de malice qui dédouble l’expérience, décolle la chose d’elle-même pour en faire à la fois un acte et un discours. Reste que c’est très beau, aérien et blagueur, pour ne pas dire un brin provoc’.
Les portraits dit « Grimaces » vont ainsi sur un mode similaire, mélange de réalisme flou et d’empâtement potaches vers les graffitis de salle de classe et l’iconoclasme électoral. Héritiers de Dada et d’LHOOQ, Joconde moustachue de Marcel Duchamp. L’artiste les dit en réaction au mandat d’Emmanuel Macron, aux violences policières à l’égard des Gilets Jaunes. Mais il me semble qu’ils échappent à cette anecdote politique qui n’est là qu’un prétexte ou une justification. Ils n’ont rien d’illustrations, et je leur trouve une irrévérence plus proche du carnaval que de la Nouvelle objectivité d’Otto Dix ou Georg Groz. Ils chahutent de plus loin, et se jouent de l’Homme et de toutes ses poses. On y retrouve le plaisir infantile du « pied dans le plat », de l’outrage, de la liberté de ton, en même temps que cette poésie déstatufiée dont la beauté s’apparente à « la rencontre, écrivait Lautréamont, d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection ». Les choses en sont ainsi désarrimées et battent au vent, toutes dents à l’air. Insoumises à tout discours, flirtant au mieux avec quelque anarchisme.
On pense aux tableaux de Rafael Grassi, à ceux de Manoel Ocampo, de Jean-Xavier Renaud, ou aux montages de Gérôme Zonder. Aux Picasso de Mougin qu’on qualifiait de vieux fou.
Les premiers tableaux que j’ai vus, appartenant à la série « Les filles » m’avaient séduit pour leur fougue libératrice, l’énergie désinvolte, potache, qui en émanait. Jouissive, amusée, sans grand sérieux, mais spirituelle en même temps, tenant de la contrepèterie et du bon mot et plein de saveur à l’osculation. C’était comme jouer avec un savon dans le bain. Et s’ils sont vivants les tableaux, non comme marionnettes, pantins ventriloqués, mais vivant de leur propre vie, c’est qu’ils jouent. Avec l’histoire de l’art, avec le goût, avec celui ou celle qui les regarde. Avec eux-mêmes. Ils vous tirent la langue. Marque d’auto-dérision autant que de bouffonnerie critique.
Et je pense alors à cet autoportrait de Rembrandt de 1658, peint alors que, mis en faillite, sa maison, ses biens mobiliers et sa collection d’art sont mis aux enchères. C’est le plus grand de ceux – nombreux – qu’il a réalisés. Il s’y met en scène sur un fauteuil, en vue frontale, portant un paletot d’or ostentatoire orné d’une écharpe rouge et d’un châle en brocarts d’or. Il tient dans la main gauche une cane surmontée d’une poignée d’argent. C’est un seigneur dans le théâtre de la peinture. Retournant la fiction du monde sur elle-même.
Quatre ans plus tard, il se représentera en Zeuxis, peintre mythique de l’antiquité grecque dont la légende dit qu’il mourut de rire en peignant le portrait d’une vieille femme au drôle de physique. D’ailleurs, la toile laisse entrapercevoir dans l’ombre un profil disgracieux. Difficile de qualifier ce rire double de Rembrandt en son autoportrait, niez et gâteux, malin aussi, fier, ironique. Il est sculpté à même la toile dans une matière épaisse, empâtée. Comme une farce grave. « Tout est ridicule, Mademoiselle, je le suis, vous l’êtes, excusez-moi, c’est la rançon de la condition humaine. Je le suis, vous l’êtes, nous le sommes tous, et surtout ceux qui ont peur de l’être. » écrit Alexandre Vialatte.

Images : Fabien Boitard, Dame nature, 115x150cm, 2017.

3 Commentaires

  1. Fabien Boitard

    aussi, j’admire millet, Courbet et Monet mais en aucun cas je cours après. ils appartiennent au temps ou l’on peignait la surface de la toile de façon homogène, uniformément. Pour ma part je compose non plus avec la couleur ou les tons, mais avec des intentions. leur paysage aussi sont contemplatifs. les miens savent ce monde empoisonné et en sursis . ceci change notre rapport même au genre du paysage qui peut alors dire notre rapport conflictuel au monde, notre environnement. il faut bien trouver de nouvelles formes pour donner à ressentir cela car cela est maintenant.
    La virtuosité est qqchose d’assumé et recherché. la virtuosité agace. cela me plait. cela renvoie chaque artiste a ses manques. je suis joueur 🙂
    aucun intérêt a détruire qqchose de mal fait. sinon pour les « branches en fleurs », tu as bien vu les molards et crachats.
    merci aussi de finir par Rembrandt. j’aime bien.

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  2. jérémy liron

    Merci pour ces remarques. Dès que j’ai 5 minutes je me remets au bureau.

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