Des images, il s’en forme naturellement dans l’imagination, dans la remémoration, dans les traces et les empreintes, dans les reflets et les ombres. Héliographie, puis photographie seront les noms donnés au rêve et au désir de fixer quelques-unes de ces traces sans le recours décevant du tracé manuel. De les fixer dans leur état natif, presque ingénu, c’est-à-dire comme d’elles-mêmes. De manière acheiropoïète disent les grecs.
Mais ces noms, insistant sur le rôle de la lumière pour impressionner la surface sensible ont presque occulté son pendant nécessaire auquel on doit cependant que les formes se sculptent. « On n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu », note Mallarmé.
Dans la fameuse histoire de la fille du potier de Corinthe, et dans les tableaux qui ont été peint d’après le récit de Pline, c’est l’ombre du profil de l’amant, projetée par la lueur sur le mur qui est l’horizon du motif. La scène anticipe le départ de l’homme dont la jeune femme souhaite enregistrer la présence, mais dont elle accuse plutôt le souvenir, entérine la disparition. Traçant le profil qui se projette, elle détoure en réalité le vide qu’il s’apprête à laisser. Vide auquel le sur-modelage de son père tentera de donner corps sans y parvenir vraiment car in fine, c’est à une stèle funéraire qu’il sera destiné, l’image ayant mangée le corps, selon la définition du sarcophage.
C’est, si l’on prend l’expression au pied de la lettre, lâcher la proie pour l’ombre. De la même manière que les iconodules byzantins se laissaient fasciner par le signifiant, par l’idole, aux dépends du signifié. Prendre les mots pour les choses. Ou céder au plaisir de la prestidigitation.
Susan Sontag fait de la modernité cette façon de « connaitre d’abord le monde par les images ». Et, à l’extrême, on peut envisager certains aspects du monde contemporain comme une pathologie des images, une manière de se former un cocon imaginaire, un monde autistique, permettant d’échapper à ce réel dont Lacan disait qu’il se manifestait sous la forme d’un contact douloureux. Andy Warhol, rétif au contact humain, confessant confondre souvent le monde réel environnant et les fictions télévisuelles, fétichiste de la première heure, multipliera ainsi des images issues de magazines, redoublant les distances médiatiques d’avec un monde, une société, qui tendaient déjà à brouiller les frontières entre les récits qu’elle se faisait d’elle-même et le monde concret avec lequel elles devaient s’arranger.
Ainsi, de manière paradoxale, la photographie tient de l’ombre, de la même manière qu’elle tient de la trace. Elle a lieu dans une forme de dédoublement, de détournement qui fait que la chose visée fait retour d’une manière inversée, sur les lieux de sa disparition, l’absence se logeant dans la présence, le temps se figeant pour exister sous une forme paradoxale. L’animal par l’empreinte concave laissée dans le sol — le vestige — la réalité vive par une image fixe dont nous étreint, quelle que soit la joie éventuelle qui la traverse, l’événement festif dont elle témoigne, la gravité mélancolique sous-jacente. Roland Barthes l’associera à un « ça a été » qui, tout à la fois qu’il indique un insaisissable du présent versant continuellement dans le passé, nomme une sortie de l’« étant » entant que mobilité, que ce qui continuellement « est », c’est-à-dire « vie », « existe ». En fixant et figeant, la photographie éternise, ce qui n’est pas tout à fait maintenir éternellement en vie, ni tout à fait tuer, mais faire les deux à la fois, ou maintenir dans cet entre-deux hystérique dont témoigne dans la nouvelle d’Adolfo Bioy-Casares, la diabolique invention du Dr. Morel. Nous connaissons cette expression encore que nous employions pour désigner une personne au seuil de la mort ou gravement mélancolique : elle est l’ombre d’elle-même. L’ombre étant du côté de l’impalpable, de l’absence de corps, dans son délitement, comme dans le mythe de la caverne de Platon, les objets réduits à une dimension spectrale, des émanations secondaires, « entrelacs d’être et de non être ». Le peuple des ombres renvoyant aux disparus, aux défunts, à ceux qui ne s’attardent encore parmi les vivants que sous la forme partielle, volatile, incertaine, périssable, précaire, de souvenirs.
Dans son texte Deuil et mélancolie, Freud assimile le mélancolique à quelqu’un qui se sent devenir ou devenu ombre, en marge du peuple des vivants. Il a cette formule : « l’ombre de l’objet tombe ainsi sur le moi ». L’ombre, c’est cette part, non avivée par la lumière, froide, marquant l’absence qui, vous touchant, vous imprègne, vous contamine ; une forme de passion triste.
Ainsi, lorsqu’elle dispose au sol ou sur un mur un papier photosensible recevant l’ombre d’un bâtiment, Claire Georgina Daudin en enregistre tout à la fois la présence actuelle, manifeste, qui fait écran au soleil de sa masse opaque, et son absence, comme la forme d’inertie dans laquelle elle est prise. Bien entendu, l’immeuble, maintenu hors champ, sa couleur, sa texture, sa dimension échappent au dispositif, mais encore, ce qui se fixe dans les modulations, les nuances du cyanotype, c’est une impossibilité plus grande, un insaisissable plus transversal encore qui tient à ce que la photographie, sous cette forme minimale, archaïque, comme dans sa technique la plus fine, regarde aux ombres à travers la lumière.
Les principes de l’architecture et même de la ville moderne selon Le Corbusier tiennent en la trinité « air espace lumière ». Et il y a dans la modernité comme dans les grandes utopies quelque chose d’un élan céleste, un idéal de pureté. La patine du temps, la rudesse du réel, l’entropie, ont donné à ces gestes, une forme de grandeur déchue. Des édifices sont rendus à la ruine, les matériaux, le corps en ses organes, on fait résurgence à travers les surfaces et les lignes. Le photographe Hiroshi Sugimoto dans une série dédiée à quelques architectures emblématiques de la modernité usera du flou comme de la manifestation de cette érosion dans la matière de l’image. Plutôt que d’archiver de manière documentaire leur stricte apparence, il donne ainsi l’impression de nous donner à voir à travers ce mélange mental qu’est le regard et qui combine à la présence indicielle, objective de l’objet visé, la somme de méditations vagues, dépolies, qui interfèrent ou se mêlent à quantité d’autres considérations, souvenirs, dans la pâte visqueuse du temps. Incidemment, ses images, quittant la clarté à laquelle on associe la netteté, l’idée claire, la définition, dans une assimilation de la pensée à l’optique, glissent d’un même mouvement vers le flou et vers l’ombre.
Si la ressemblance par contact, celle de l’empreinte, du pochoir des mains négatives, des gyotaku, comme celui du Saint Suaire ou le Mandylion, s’assimilent à l’image vrai, la vera icona (Véronique), la caresse de l’ombre s’apparente à un contact sans contact, une déposition, et transporte avec elle son incertain, son équivoque qui en fait l’objet d’un suspend interprétatif. Plotin parle ainsi décrit les impressions mémorielles comme anamàttein. Et c’est quelque chose de similaire qui a lieu dans les travaux de Claire Georgina Daudin, laissant toute leur place à la sensation, à l’épanchement et aux états d’âme.
Je me souviens incidemment de cette superstition que m’avais rapporté la poétesse Fanny Gondran : Le mauvais présage que représente, lorsque les laveuses étalent les draps sur l’herbe après les avoir essorés, le passage dans le ciel d’une buse dont le triangle d’ombre se porte alors sur le lin blanc. « C’est une histoire de mort… une prédiction très ancienne associée à son ombre. »
* « L’artiste développe une recherche autour des formes éphémères du paysage architectural. À la Duchère, elle s’est intéressée aux ombres projetées par les bâtiments emblématiques du quartier dont les formes sont autant de dessins caractéristiques du territoire. Son attention s’est portée plus particulièrement sur l’architecture de la tour panoramique de l’architecte François-Régis Cottin, construite entre 1967 et 1972, dont elle a voulu faire entrer l’ombre à l’intérieur même du bâtiment. »
(Pascal Bernard pour L’attrape-couleur, 2021)
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