« les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre qui, répété à l’infini, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console de cet élégant espoir. »
Borges
Vivre collectivement impose de nous rendre à un ensemble de récits, lesquels fédèrent un imaginaire commun à même d’offrir une structure et des repères, de mobiliser des sociétés entières, des milliers, des millions d’individus se mouvant dans une même direction à l’aune des quelques principes qui valent d’être partagés par le plus grand nombre et reconduits génération après génération. Ces récits, ces mythes, si nous en percevons le caractère imaginaire lorsque nous les observons dans des cultures éloignées de la nôtre, ou simplement antérieures, nous apparaissent rarement comme tels quand ils constituent notre milieu ordinaire, quand, incidemment, ils architecturent notre monde.
C’est peut-être de la même façon que les images que nous générons nous apparaissent comme issues de notre créativité individuelle ou de notre génie propre. Nous ignorons comme l’imaginaire qui les a formées est intersubjectif. La plupart du temps, les images que nous inventons, que nous réalisons, se préexistent, leur manifestation concrète ayant été rendue possible parce qu’un ensemble de faits, une situation ont nourri les conditions de leur apparition. Quelque chose d’elles flottait dans l’air du temps. Mémoire collective et imprégnation socio-culturelle demeurent généralement tapies dans l’espace vague des données impalpables et mal localisées que trahissent parfois quelques données d’ordre biographique et autres confessions.
Mais les images, avant même l’écriture, ont quitté l’espace exclusif de la vue et de la mémoire, des rêves, des récits oraux, les obscurités subjectives du corps, pour exister durablement sur des objets, des peaux, dans des figures et sur des parois, s’affranchissant du caractère périssable, mortel des hommes, de l’éphémère d’un tracé dans l’air ou dans le sable pour exister dans leur temps propre de manière littéralement objective et durable, vouée à soutenir pour des siècles l’imaginaire intersubjectif, ciment des cultures et ressource de leur sécularisation, de leur développement matériel, géographique, symbolique.
Avec le développement des procédés de reproduction mécaniques, le moulage dès l’antiquité au moins, l’imprimerie en Asie autour du IXe siècle puis en Europe au XVe siècle, la gravure, la photographie au milieu du XIXe siècle et l’industrialisation, la démocratisation de procédés et supports de moins en moins coûteux, comme le papier courant, les images mobiles ont envahi le champ matériel de nombreuses cultures jusqu’à constituer à portée de main un matériau naturel à disposition.
Si la reprise de thèmes ou de motifs caractérise la majeure partie de l’histoire de l’art, la culture de l’individuation dès l’antiquité au moins, que certaines œuvres furent signées, accusée au XVe siècle avec l’épanouissement de la figure de l’artiste moderne, son expression radicale dans le romantisme du XIXe siècle puis au XXème en Europe, accompagnée par une politique de la démarcation, de la singularisation, de « l’avant-garde », s’accorda paradoxalement de la citation, de la réinterprétation, mais aussi du détournement, lequel fit grand usage des images imprimées désormais popularisées, produites et diffusées à grande échelle, omniprésentes et disponibles, lesquelles, à l’exemple du langage articulé, devaient recouvrir le monde de ce feuilletage semblable aux multiples couches de peau d’un oignon. A l’image d’un sarcophage encore, le corps qu’elles couvraient pouvant n’être plus qu’un creux, escamoté par l’image qui le sur-modèle et le perpétue artificiellement, en camoufle éventuellement l’absence.
Les productions de l’esprit, comme on les appelle parfois, ainsi s’incarnent jusqu’à devenir sous une forme artefactuelle, des objets du monde, et bientôt, du fait de leur banalisation, de leur dévaluation, des sortes de matériaux composites. Comme les peintres de Lascaux, Chauvet, Altamira prenaient parti des configurations des sites, du modelé des parois, de matériaux, les artistes actuels jouent des caractéristiques plastiques complexes des images qu’ils détournent ou réemploient, ces dernières offrant dans leur planéité touffue une infinité d’accroches semblables à ces tâches sur les murs en lesquelles De Vinci conseillait de tremper la plume de l’imagination pour extrapoler des œuvres originales.
Ainsi les images engendrent-elles des images à nouveau, semblables ou distinctes, portant toutes peut-être dans les hélices de leur ADN le fantôme de la première image jamais réalisée qu’elles n’en finissent pas de déplier, de déplacer, de recombiner les composants, d’enfouir et d’émerger. Peut-être existe-t-il un archétype de l’image, inatteignable derrière la perspective feuilletée de ses multiples duplications, dérivés, actualisations produites depuis. Présent subrepticement, sans qu’on puise en localiser, en découper la figure comme on lève des filets sur un poisson ou un poulet.
En vérité il n’y a plus de nature. Nous vivons dans un monde encombré de débris, de peaux mortes, de traces. Nous voudrions creuser à travers les images en lesquelles nous avons logés notre humanité, gratter les illusions qu’elles peignent sur leurs murs, nous ne déboucherions que sur d’autres murs-images encore et sur l’espace clos qu’ils architecturent. Et l’humanité même dans laquelle nous nous tenons prend alors la figure de cet oignon qui ne tient que dans la succession de ses peaux, n’existe sans elles.
Notre cercueil dérive du grec de sarcophage, terme désignant en négatif par son action supposée (« ce qui mange la chair ») cette configuration mobilière par laquelle une chose est remplacée par une manifestation visuelle qui la déplace et la symbolise. Une manifestation glorieuse se substituant au désastre, à la dépouille. Il met en œuvre la même chose que l’éclipse christique qui veut qu’un corps ait disparu, ait été sacrifié, à la faveur d’une image et d’un culte qui en cèlera et perpétuera la légende. La même mécanique qui veut qu’à l’image tracée par la fille du potier Dibutade réponde la mort programmée de l’amant que son ombre portée établie comme matrice anticipe et, très littéralement, préfigure.
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Image : Philippe Agostini.
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