« Il est difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante, et a par conséquent un visage changeant. »
F. Kafka
« Le monde est ainsi, et aussi tout son contraire. Comment peindre un seul tableau ? Comment se contenter d’un seul aspect de la vérité ? En éprouvant le tragique, on ressent des pointes de comédie. En souriant on perçoit de la douleur. »
Jean Hélion
« Ces moments de demi-veille où les épaves s’accumulent dans mon puisard et se réorganisent en une nouvelle organisation sont l’essence de ma peinture. C’est pourquoi je crois pouvoir considérer la peinture comme la continuation du rêve avec un autre médium. »
Neo Rauch
Chaque instant nous passons outre un nombre invraisemblable de sollicitations, de possibles qui forment la matière du réel. Nous piétinons l’invisible, l’insaisissable, balayons du regard ce qui ne nous concerne pas, ce qui constitue un encombrement, une épaisseur, pour ne considérer que ce qui peut servir d’appui à notre progression. Nous passons outre, nous passons à travers ou par-dessus, portés par un élan dont on ne sait pas bien dire s’il tient du désir ou de la tentative d’évasion, de l’aimantation ou de la panique. C’est de ce frayage, semblable à celui qui se fait lorsque nous traversons en courant une foule massée sur un quai pour rejoindre un train, lorsque nous fuyons à travers une forêt dense, que ce que nous appelons si justement la vie courante ou la réalité, tire son visage. Nous marchons sur des signes émergés du chaos, nous nous équilibrons sur quelques reliefs perçant de la brume et de la confusion comme dans la nuit nous attrapons les chambranles de porte, les angles, ou longeons les murs à tâtons, reconstituant en imagination l’appartement dans lequel, sans le voir, nous évoluons. Notre aveuglement, notre surdité, la focalisation de notre attention sélective, de nos pensées participe d’une économie pratique, d’une forme d’arrangement. Puisque le monde est épais et vaste, plissé, peuplé au-delà de ce que nos corps peuvent atteindre, au-delà de l’intelligible. Qu’il est comme une lumière trop vive, aveuglante, excédante, saturant tout, un brouhaha inintelligible. Toute forme de vie est un arrangement spécifique avec le vertige de l’espace et du nombre. Une formule, une formulation qui s’extraie de l’océan des possibles, crée autour d’elle le halo de sa propre expérience. Une manière de contact spécifique avec ce vertige dans un détail de ses reliefs. C’est ce contact qu’on appelle milieu. C’est de tous ceux que l’on envisage que l’on déduit le monde. Ainsi des Saints glorieux s’avançant par-devant des fonds d’or. Ainsi des visages et des mains rougies que la lumière d’un feu dégage de la nuit à coups de serpe. Ainsi des images, des pensées, des chants qui réclament d’exister ; événements lisibles en formes de fleurs perçant un roncier. Nous interprétons des bribes, des traces, des signes se détachant du fond. Combien devront leur souvenir à une attention, à un carnet, une feuille et un crayon, un témoin et une inscription ? Combien auront à l’inverse sombré dans la confusion des arrière-plans à la manière de ce déchirement continu par lequel le paysage se transfigure, se distord et échappe, sitôt formé dans l’œil, à la vitre du train ?
Le tout jeune enfant est en cela sans doute semblable à ces êtres minuscules, primitifs, embryonnaires, ces épaississements locaux du milieu dérivant au sein de la mer, aussi peu maitres de leur destin qu’une feuille prise par le vent, qui ne connaissent que la jouissance tiède du roulis nourricier et l’alerte d’une ombre qui passe sur eux ou d’un objet qui les heurte. Le monde est alors un chaos houleux, épuisant, de choses intriquées dont il se détache mal, comme le sein qui le nourri et disparait semble un caprice ou une hallucination mal localisée. Nous pourrions mener ainsi des existences troubles et soumises, caressé ou piqué par des modifications de luminosité ou de température, distinguant mal la faim de la blessure, le dedans et le dehors, la voix du bruit, dans un demi sommeil traversé de spectres et de remuements.
Au lieu de ça nous fortifions chaque jour les volumes de notre monde ; en surlignant les contours, en indurant la peau, localisant des objets, les légendant, élaborant un récit dans lequel il est facile de circuler. On ne sculpte sans doute pas différemment sa coquille, sous une feuille grasse, près d’un rivage. Peu à peu chaque chose se silhouette et se classe. Les matériaux extraits se lient, se tissent, fondent un décor cohérent par-dessus ou à travers l’impossible, traversé de bavures et de traces, de bribes et de lambeaux, d’éclats de lumières piquetant de vagues silhouettes qui se passent l’une sur l’autre. Avec ces mouvements qui se font au-dedans. La réalité donc, s’architecturant en tenant l’équilibre sur quelques ponctuations saisies dans la glaise. Les lacunes sont comblées, extrapolées par du probable, du crédible qui suffit à l’affaire, puisque c’est la continuité qui est exigée. Bientôt nous marchons dans la rue, dans une ville que nous pouvons nommer comme nous nommons les objets répartis sur l’étendue selon la perspective de notre regard. Nous voyons selon ce que nous savons. Nous savons selon ce que nous nommons, feuilletant un vaste imagier pareil à ceux de l’enfance donnant pour chaque objet, chaque concept un type qui l’illustre et auquel le naturel les associe. Nous repeignons les bandes qui s’effacent pour mieux entériner leur géométrie, nous consolidons les murs d’enceinte.
Mais que l’on s’adosse pour un instant à un moment perdu, ne cherchant plus à braver le monde en se hissant à travers lui. Que l’on accueille ses reflux dans une vague attention flottante et voilà que les cartes se brouillent, que des moments, des fragments s’accolent, se superposent comme en transparence ; se métissent. On les considère qui flottent ou clignotent, tentant d’improbables synthèses en empruntant à des souvenirs hétérogènes, des lectures et des films, cartes postales de vacances, tableaux anciens, gestes quotidiens, silhouettes et visages. Des tissus s’accrochent aux branchent et battent au vent, comme des souvenirs soudains s’immiscent entre deux gestes, se rappellent à la conscience en dédoublant l’instant. Et le voici rendu à son délire, tantôt doux, tantôt panique. Un rideau qui se gonfle de vent produit les mêmes images convulsives. On y gagne un plaisir euphorique mâtiné d’angoisse devant ce monde ouvert et sans plus de main courante à laquelle se tenir. Une sensation semblable à celle que dû ressentir l’humanité reléguant l’ancienne vision aristotélicienne du monde pour embrasser la pensée Baroque et l’idée d’infini. Cette sensation de vertige qui saisit les modernes et s’insinua dans nos chairs quand il fut établi que ni l’Europe, ni la Terre même n’étaient au centre d’intentions et d’attentions célestes. Qu’il était des univers au-delà des distances que les télescopes perçaient, toute une animation de sphères qui ignoraient la nôtre. Que l’humanité elle-même ne devait à la Genèse et au couple adamique ouvrant en symétrie les pages de leur livre sur l’axe de l’arbre de la connaissance, que des images un peu naïves. Et qu’à fouiller le sol on remontait l’histoire au-delà de ce qu’écrivait ce livre, reconnaissant ce que nous devions à des formes étranges et primitives, à leurs désirs obscurs. Que nous aurions pu ne pas être. Et que sans doute, les développements de ce buissonnement corallien du vivant verraient un jour notre aventure s’éteindre. Que cela dépassait notre orgueil, l’impudence de nos jugements.
Alors, aussi bien que l’on retrouve dans nos gestes modernes le quotidien évanoui de peuples antiques dont les angoisses et les rêves, les passions ont sous la forme de ruines déposé à nos pieds les témoignages, se silhouette dans leur besoin d’habiter le monde et de le former selon leur idée, l’envers sauvage que dénie à grand frais la civilisation. Nos rêves et nos projets, nos illusions mêmes trahissent leur instabilité. L’entropie gagne. Il se peut que la folie fasse voler en éclat l’ordre pratique et rassurant du monde. Que le chaos emporte tout. Et il se peut que dans cette dislocation fantastique nous traversent encore les chorégraphies du sublime, dans un ralenti cinématographique semblable à celui qui conclue Zabrikie Point, le film d’Antonioni, sur les nappes de musique atmosphérique des Pink Floyd.
Image : Marc Desgrandchamps, Sans titre, huile sur toile, 2010.
0 commentaires