« Derrière la vie, il y a le théâtre. Et tout au fond du théâtre on retrouve la vie. »
JLG
« Aujourd’hui, je lis des livres un peu au hasard, des bons et des mauvais. Parfois le plus mauvais, avec une image, me rend heureux toute une journée. »
David Bosc
On peut s’envoyer des images aujourd’hui, comme on le faisait avec les cartes postales, et sans rien écrire au revers. « Pensé à toi en voyant ça » ou « m’a rappelé un moment ou une conversation », « référence ou fascination commune », on l’entend dans le geste avec cette façon justement qu’ont les pensées de s’éclairer ou de naître d’un lien, discrètement, comme font les aimants avec le fer. Développer, en plus d’alourdir la connivence et sa malice, serait en trahir le mouvement naturel. Un clin d’œil c’est comme un petit oiseau vif qui passe dans l’espace de la vue – « la soudaineté des plus petits oiseaux », écrit David Bosc. Et comme elle m’avait envoyé ces captures d’écran en lesquelles je reconnaissais quelques plans du Mépris, je me souvenais – comme elle se souvenait – de nos conversations sur le cinéma de Godard, trajet en camion pour acheminer des toiles en évoquant les émissions du Bon plaisir. (Mais ce mot de camion automatiquement convoque Duras. Elle lui apparaît tellement supérieure dans leurs entretiens.) Pourtant impossible de chasser le souvenir de plans, la lumière, la musique de Delerue, le générique qui évoque Sacha Guitry (Le diable boiteux), Godard lui-même qui joue l’assistant du grand Fritz Lang…
Le hasard a fait que j’ai eu cette journée ou la suivante un temps libre suffisant pour allumer la télé, ce qui m’arrive rarement, pour visionner le documentaire. J’ai photographié l’écran démontant le cinéma pour en retrouver la matière : une succession d’images fixes. Une façon de ralentir le flux jusqu’à une immobilité comme hystérisée ou hallucinée. Ces plages du sud dans Pierrot le fou, certaines scènes ayant été tournées à Hyères et à Toulon, où j’ai grandi. Et les couleurs vives du Mépris, film par-lequel je découvrais, fasciné, l’architecture de la villa Malaparte sur son éperon rocheux, à Capri. Sur l’écran, le format 35mm donne l’image panoramique superposée de larges bandes noires. Les bandes participent de l’image autant qu’elles la cadrent. Je ne peux m’empêcher de les verser à cette longue histoire de la fenêtre en peinture ou de la peinture comme fenêtre. Il me semble parfois que je regarde comme à travers la fente de tir d’un blockhaus, ceux-là qu’on visitait enfant sur nos plages, tapis dans leur obscurité, sur le seuil qui met en regard deux espaces ; l’un intérieur, intime, retiré, mental et l’autre celui du déploiement, de l’espace, de la lumière et des gestes amples, des grandes inspirations. Une dialectique se fait entre dedans et dehors, intellection et monde sensible, mais aussi statisme, immobilité et mouvement, les opposés se révélant mutuellement. Entre la frontalité de l’aplat, jouant comme un repoussoir dans le même temps qu’il accuse la surface et la perspective qui théâtralise la fenêtre centrale bordée par ces deux paupières semblables à un rideau de scène basculé. Ce jeu de limites, d’espaces, je le poursuivrais souvent par le travail du cadre et par la façon qu’ont les diptyques par exemple d’intégrer dans l’équation la surface du mur, autre manière de retrouver la physique du film, la pellicule la séquence, le rythme et les lacunes, le hors champ qui le découpe (je resterais fasciné par l’espace qui se fait entre deux images, bardé de lien et décroché).
La première fois que j’ai peint la villa Malaparte, c’est sur un format carré de 120cm, en 2007. Je m’étais inspiré d’un plan de grue plongeant sur les escaliers qui se donnent alors comme un motif rayé horizontal troublant l’interprétation. Souvent on se demandait en plissant les yeux qu’est-ce qu’il y avait à voir dans ce désordre de touches et de lignes rouges et blanches. Plus de dix ans après, en 2018, j’ai peint un diptyque du toit-terrasse qui intègre les bandes noires en une indication plus directe de la source filmique. Horizontales tranchées au centre par l’espace qui sépare les tableaux comme le nez fait de l’œil droit et de l’œil gauche. Silhouettes des cyprès sombres cernant de part et d’autre, mais avec une légère dissymétrie qui suggère un mouvement de traveling au cœur de cette frontalité minimaliste en même temps qu’elles suggèrent la lecture perspective de ce qui, sinon confinait à l’abstrait. Quelques mois avant, cet autre diptyque grand format qui donne à voir dans des teintes vertes, en contrejour, le paysage des îles à travers une fenêtre. Les bandes noires ont disparues mais c’est le cinéma qui est pointé encore depuis la salle obscure la lumière que diffuse la fenêtre mimant celle d’un écran. Matisse avait joué pareil de l’ambiguïté entre le tableau et la fenêtre multipliant les pièges dans l’Intérieur aux aubergines, la desserte rouge et d’autres toiles. Je peins encore la villa, ses murs rouges, son toit terrasse et ses escaliers. En 2019, 2020, 2021 et après. D’autres petits et moyens formats tournant autour et essayant diverses compositions, lumières, sensations. C’était un peu comme ces objets qu’on tient sur son bureau, qu’on tourne dans la main parfois et sur lesquels on médite. Une émergence. Plusieurs fois en composant par bandes. Pensées vers les toiles de Sean Scully. Superposition de bandes. Ruptures obliques. Une fois barbouillant des nuages un peu bêtes sur la toile prise horizontale comme une palette.
On est en avril 2024 et j’y reviens. J’ai imprimé cette capture d’écran et l’ai punaisée au mur de l’atelier. Elle me regarde derrière les branches pendante d’un Potos. J’attrape une toile. J’efface Piccoli et Bardot. Je découpe verticalement une tranche du plan jouant à superposer les bandes : ciel, mer, toit-terrasse rose et cette bande noire hétérogène à l’espace narratif prélevé là encore à la matière du film – du film comme matière. Je voulais peindre l’espace, le pur espace. La vibration de la lumière. Un temps suspendu. Seule la silhouette de l’îlot, esquissée dans le frais et les reflets sur l’eau, impressionnistes, peints avec le souvenir de cette marine que Delacroix peint à Fécamp, fait basculer dans l’anecdote. Ce ne serait sinon que façon de partitionner une surface avec un carré, comme dans nos vieux polaroïds, et bande de saisie que l’on pince en secouant. En peignant j’anticipais le cadre gris qui viendrait surligner la chose ajouter aux champs colorés un élément graphique. Ce liseré, clin d’œil ou influence des photographies de Cartier-Bresson, sa façon d’écrire par la composition, à même le visible.
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