« Il n’est pas besoin de gros volumes pour apprendre un art qui ne consiste qu’en quelques mouvements coordonnés. »
JP Brisset
« La vie a commencé sous le pôle nord où l’année est d’un seul jour. Le premier ancêtre humain fut la grenouille qui naquit par toute la terre. »
JP Brisset
C’était avant le ciel et la mer, les continents et la fâcherie de la lune et du soleil. Tout semblait en ces âges plus ramassé et comme éternel, si ce mot peut avoir le moindre sens dans pareilles circonstances. Le temps était comme engourdi. Pour ce qui était de leur existence, les hommes agissaient avec les faits de leurs vies comme un évadé fait des galeries qu’il creuse de sa petite cuillère. Ils prélevaient ce qui venait à leur rencontre, ce à quoi ils buttaient pour le retourner par-dessus leur épaule, progressant à travers la matière. Ce travail de vers produisait de monumentaux turricules qu’un géant, représenté parfois comme un éléphant ou un baobab, parfois comme une tortue, déblayait en les enfouissant dans une besace qu’il portait à son épaule. Ce sac, les grecs anciens lui donnèrent le nom de Mnemosyne – ce qui donna chez nous le mot mémoire – et en firent la mère des Muses. Nos musées incarnent cette source d’inspirations en forme de mémoire.
Parmi les hommes d’alors il en était certains qui avaient le pouvoir d’attirer à eux ces Muses auxquelles on donne parfois l’apparences d’animaux semblables à des chats, des oiseaux ou de petits rongeurs mais dont la nature pourrait tout aussi bien être aérienne car on les compare parfois à un souffle, un tremblement. La terre qu’ils trouvaient sous leurs caresses (leurs rêveries disent certaines traductions) les plongeait dans des pensées mélancoliques qui les désignaient aux autres comme Artistes. Là encore les étymologies divergent : certains parlent d’une techné de la tristesse, d’autres de l’écoulement ou d’un fil qu’on tire.
On ne sait si le creusement des galeries se fît un jour plus prompt à la faveur de veines tendres ou la démarche du baobab ou de l’éléphant plus pesante, plus lasse, celui-ci butta sur un terril de mots (on désigne aujourd’hui par motte une agglomération de matériau) et versa le contenu de sa mémoire. Celle-ci fit un instant un vallonnement chaotique qu’on appela paysage : paysage de la mémoire. Le géant ramassa à la hâte, avant que l’Ordre qui veillait sur le cours des choses ne s’en aperçoive, les vestiges dispersés ; arasa les reliefs, les mis en sac pêle-mêle, lacunes comprises, car dans sa précipitation il avait pris d’un geste large tas et trous confondus. Le sac fût à nouveau chargé et les choses reprirent comme de toujours.
Les flatteurs de Muses, ceux-là qu’on nommait Artistes, suite à cela durent faire avec des sous-venirs (on les nommait ainsi parce qu’ils tombaient des Muses qui en s’ébrouant les laissaient sous elles) mélangés et partiels qu’ils assemblèrent comme ils venaient et à leur fantaisie. Les récits qu’ils firent, les images qu’ils dressèrent à l’aide de perches en devinrent dissemblables. Depuis lors les artistes donnent l’impression de travailler à un puzzle infini dont les pièces ne s’ajustent jamais d’elles-mêmes. Ils usent de la technique inventée de l’assemblage et du montage, inventent le bricolage (le collage de bris). Les faits qui s’ajoutaient dans leur ordre naturel prirent un tour équivoque qui laissait songeur. Il n’était pas rare qu’une conséquence précède une cause à laquelle elle était manifestement liée, qu’un être décède avant que d’être né et même qu’on naisse d’un seul parent, d’aucun ou de ses propres enfants, à rebours. Quelqu’un de ces contrées à une date qu’on ignore et qui hérita pour nom de ces données essentielles après avoir secoué un chat (ou un rongeur) soupesa ce matériau corrompu et laissa une sentence qu’on se répéta en montrant le contenu du sac sans plus savoir pourquoi : « ce dit ment ». Ainsi fût-il dit de tout ce qui tombait pour constituer dans un feuilletage remué, le sol, clef de toute aventure ultérieure, quoi qu’on y trouva matière à s’émerveiller, petits paysages de toscane fixés au cœur de pierres rêveuses, ossements de bêtes improbables et tessons de poteries ayant rendu leur vin.
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