La haute-montage est un lieu d’abstraction. La marche, d’abord toute physique, laborieuse, vous plante le nez dans une trace, la nuque cassé à surveiller le pas, des heures durant lors de grandes courses au levé nocturne, à fixer le halo de la lampe frontale, vérifier la qualité de la neige, de l’appui, la tension de la corde. S’accrochant à un rythme, quelque chose en soi lentement s’abrutit. Il s’agit d’avaler les dénivelés, les distances, et sans doute de calmer quelque chose en dedans, d’apprivoiser nos gestes et nos élans, nos précipitations et nos remuements. Les pas s’ajoutent aux pas en une mécanique attentive. Tout autour disparait. Ou se manifeste par l’effort, la résistance, c’est-à-dire à l’intérieur de nos propres mouvements et de ce qu’ils rencontrent ou polissent.
On y retrouve la patience des pisteurs que nous avons été, des chasses à l’épuisement, le lieu où se ravalent les mots. On y trouve aussi à éprouver le corps, en redécouvrir chaque muscle, chaque articulation, la capacité que nous avons à nous hisser au-delà de nous-même au grappin de la volonté.
S’engager dans une expédition, projeter une course en montagne à l’instar de poursuivre de ce l’on appelle une démarche artistique, est affaire d’opiniâtreté, de persévérance, de dépassement, mais c’est aussi une expérience subjective ; c’est-à-dire, une manière de s’éprouver, dans les deux sens du terme.
Celui qui marche écrit par sa trace sur les reliefs du monde qui sont aussi ceux de sa vie. Il caresse quelque chose qui le dépasse. Comme ses ancêtres révélaient la croupe, la cavalcade des bêtes aux voussures des grottes. La manière qu’à l’alpiniste de traverser la pente, comme un voilier tire des bords, l’apparente à un tisseur jouant des fils de chaine et fils de trame. Les lignes qui courent sur les volumes de neige ou de glace, sur les arrêtes, en direction des cols et des sommets, dessinent par le corps à la manière de l’aveugle qui use de ses doigts, de sa paume en palpant les reliefs de sa nuit.
Enfin, vous atteignez un col, un dôme, un simple replat pour faire étape, une vire ou un balcon. La marche se réalise dans son envers : immobilité, suspend et dégagement. Vous redressez la tête, vous plantez en vous-même. Les yeux se désembuent. Se fait un panorama. Les reliefs se distribuent sur l’étendue en un paysage ciselé.
L’atteinte des sommets va de pair avec l’aurore. Le sentiment de l’espace laisse échapper cette euphorie légère, voisine émotionnelle du sentiment du sublime par l’alliage de la félicité, de la fascination et de l’angoisse ou la terreur. Vous tutoyez le ciel. Par temps clair, les reliefs sont saisissants, d’une définition maniaque, presque surnaturelle. Mais dans le même temps, à travers l’évidence même, tout le visible se trouble dans un vertige. Quelque chose vous excède, qui ne se laisse appréhender comme les font les autres objets du monde. L’œil peine à accommoder à ces paradoxes de proximité et de distance, à ces masses considérables d’air qui enveloppent tout. Le langage lui-même rend les armes. Il n’y a qu’à pleurer. Un « tout » vous est donné, mais au-delà du palpable. Donné dans son retrait.
Oui, alors même que vous pouvez lire une altitude, nommer autour de vous les sommets, donner à tel couloir une cotation, poursuivant incidemment l’antique projet rassurant de se faire maître et possesseur de la nature, grand ordonnateur des choses du monde, vous savez que vous regardez à une abstraction. Que tout cela autour de vous est tout à la fois massivement, majestueusement présent, et terriblement impalpable, intraduisible.
Il n’y a qu’à avaler tout rond la chose, prendre quelques photos, et puis amorcer la descente. Chaque ascension, connait le même schéma émotionnel. Le sommet n’est que le lieu étroit du retournement. On le touche, mais ne l’habite pas.
Et pourtant on ne revient jamais vraiment de ces extrémités. Elles deviennent une hantise, un opium.
Pratiquer l’alpinisme est une forme de prise de distance. De loin, le mouvement de la ruche s’apaise, disparait. Les complications se simplifient. Le temps ressemble à une basse continue, un épais tapis de silence perturbé seulement par le craquement des crevasses, le glissement de coulées, le grondement d’un avion au loin. Les moments passés en montagne rappellent ceux que décrit Rousseau lors de ses promenades solitaires :
« S’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir, où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée, et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir toute entière, tant que cet état dure, celui qui s’y trouver peut s’appeler heureux. Non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de St-Pierre dans mes rêveries solitaires, (…) de quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence. Tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu ».
Alain Fraboni, qui se partage entre la fréquentation des sommets et une pratique de peintre, semble nourrir l’une par l’autre. La première suscite en lui des émotions esthétiques semblables à celle qu’analyse Kant dans La Critique de la faculté de juger dans le prolongement de Burke, au panthéisme romantique de Caspard David Friedrich ou Philip Otto Runge. La seconde pourrait en être la prise en charge ou le rappel, lorsque dans le retrait de l’atelier, les sensations et les images refluent.
Du moins, il est notable que sauf exception, le peintre ne prenne depuis une dizaine d’années pour sujet de ses tableaux qu’exclusivement des paysages et des scènes de haute montagne.
Sur des petits formats au réalisme scrupuleux qui n’est pas sans évoquer celui du peintre également rhône-alpin, Hubert Munier, l’artiste reprenant les motifs de ses courses, auxquelles il adjoint probablement ceux de sommets ou d’expéditions fameuses, ni ne les raconte, ni ne les dramatise en une manière expressionniste. Il en restitue en quelque sorte le décors sidérant, l’évidence majestueuse mêlée d’irréalité ou de légende. « Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments-là, que ton dialogue avec la nature n’était que l’image, hors de toi, d’un dialogue qui se faisait au-dedans. », écrit René Daumal.
Il est tentant d’évoquer alors à leur propos l’approche d’un peintre comme Gerhard Richter dans son rapport à la photographie, lequel, dans une note, confie comme cette manière de travailler non d’après nature, ni d’imagination le rapproche des formalistes. « La photo possède une abstraction qui lui est propre et qu’il est difficile de pénétrer. » Sa conscience dit-il, est alors annihilé. Il ne sait plus ce qu’il fait. Semblable à un copiste dupliquant un manuscrit dont il ne déchiffre pas la langue. Et il est vrai que par certains aspects, étrangement, un sommet s’apparente à une photographie. Il en a cette sorte d’extrême définition, presque chirurgicale en même temps qu’une vastitude contenue qui caractérisent son aura.
Sauf que, si Richter puise ses sujets dans les archives visuelles du monde un peu comme on regarde les illustrations de livres de science-fiction ou d’aventures, Fraboni a une expérience physique de ces lieux qu’il représente. Lui seul peut-être sait-il la proportion dans son travail du documentaire et des fictions que mêle subrepticement l’imagination et les souvenirs. Mais, à toutes, s’accroche un peu la texture du vécu.
Certaines toiles à ce propos, quoi qu’elles renvoient à une réalité située, témoignent d’un traitement pictural particulier qui leur confère une certaine étrangeté, pour ne pas dire une « inquiétante étrangeté ». Que ce soit la présence hypnotique ou hystérique d’un astre rond, ou l’acidité de certaines couleurs qui ne sont pas sans évoquer celles qui justifièrent le recours à la couleur dans le film « Désert rouge » d’Antonioni.
A deux reprises au moins, parmi un ensemble de tableaux qui pourraient être considérés comme des « portraits » de sommets, dument identifiés par leur titre, Fraboni s’est focalisé sur des couloirs, pris dans le détail. L’un d’eux, titré « l’origine du monde (Ecrins) » (2017) renvoi les amateurs d’art à ce tableau de Courbet avec lequel la composition pourrait trouver une analogie formelle. De l’anthropomorphisme des grottes aux mandorles où se tiennent des Vierges en prière, la tentation est grande de prélever ainsi au monde visuel ce motif qui fit multiplier en manière de pictogramme à nos lointains prédécesseurs dans la pierre d’abris, des vulves gravées. Il pourrait s’agir alors d’allégories. D’une simple connivence avec ceux dont il est, indiquant comment chaque regard est toujours une projection, une interprétation fondée sur une culture. D’autres interprétations sont possibles, comme celle qui verrait dans ces plis du monde, fruits de forces géologiques monstrueuses, une métaphore de la naissance des formes. Ou celle encore qui, considérant le motif comme aux frontières de la lisibilité, indiquerait là quelque chose de la figuration, de ses équilibres et ses enjeux.
L’autre toile d’ailleurs, d’un format plus modeste et plus habituel pour l’artiste, semblable dans son sujet et réalisée la même année, titrée « l’origine de l’abstraction » incite à suivre cette piste. Sans doute fait-elle écho aux considérations du peintre Gerhard Richter ayant réalisé à la toute fin des années soixante une suite de tableaux prenant pour motif des sommets et paysages de montagne, dans un rendu parfois photo-réaliste d’autres fois plus schématique ou synthétiques ; à peine lisibles. Les Alpes le séduisaient écrivait-il alors, en marge des images de guerre ou de villes, parce que c’était « des amas de cailloux, des trucs qui ne parlent pas ». Ainsi leur contenu est plus ouvert, pour ne pas dire béant. La nature, dira-t-il encore, est notre « absolu contraire ». Elle ne connait ni sens, ni clémence, ni pitié. Elle est « totalement inhumaine ». Peut-être est-ce ce nouage qui retient Fraboni pour qu’il revienne inlassablement aux montagnes dont il aime fréquenter les déserts et dont il questionne la complexité des images qu’elles suscitent en lui. Leur apparente familiarité, leur soumission à l’image, recèlent un insondable qui se retourne en nous.
Le plus souvent, c’est une scrupuleuse exactitude qui guide le dessin. Parfois, l’artiste use de pochoirs qui jouent ce rôle et s’aventure plus avant, de manière plus expérimentale et plasticienne, dans un travail de matière et superpositions, la représentation recouvrant quelque chose d’halluciné, d’étrange. La forme, quoi qu’encore massive et lisible, semble au bord de se défaire pour rejoindre une vibration hystérique. On pense alors aux montagnes peintes de Mario Prassinos dans un mélange de gestes, à ce moment mystique qui dans les œuvres post impressionnistes de Kandinsky ou de Mondian, précède l’établissement d’un langage abstrait. C’est paradoxalement en donnant plus de corps à la toile que les sommets rejoignent leur dimension imaginaire ou irréelle.
« Il n’y a pas de place dans la haute montagne, disait-il, pour le fantastique, parce que la réalité y est par elle-même plus merveilleuse que tout ce que l’homme pourrait imaginer. », écrivait René Daumal dans le Mont analogue.
janvier 2022
0 commentaires