« Ça gueule dans la rue noire au bout de laquelle l’eau du fleuve frémit
contre les berges.
Ce mégot jeté d’une fenêtre fait une étoile.
Ça gueule encore dans la rue noire.
Ah ! vos gueules !
Nuit pesante, nuit irrespirable.
Un cri s’approche de nous, presque à nous toucher, mais il expire juste
au moment de nous atteindre.
Quelque part, dans le monde, au pied d’un talus,
Un déserteur parlemente avec des sentinelles qui ne comprennent pas son langage. »
Desnos
« Le bruit des voitures, au matin, le premier jour de l’an. Le chant des oiseaux. A l’aurore, le bruit d’une toux, et, il va sans dire, le son des instruments. »
« Un vase de terre cuite non vernissée.
Une cruche de métal, neuve.
Le dessus des nattes, fait d’avoine d’eau.
La lumière qui passe au travers de l’eau qu’on verse.
Une « longue caisse » neuve. »
Sei Shonagon
« Par aventure on rencontre un télescope, et cette lune, on la voit, et cette figure de l’inattendu surgit devant vous, et vous vous trouvez face à face dans l’ombre avec cette mappemonde de l’Ignoré. L’effet est terrifiant. Autre chose que nous tout près de nous. L’inaccessible presque touché. L’invisible vu. »
Victor Hugo
On sait comme un battement de cil, l’insolence d’une mèche qui badine sur un front, le duvet d’une nuque ou l’inachèvement d’un geste, un frôlement, peuvent déchirer le monde.
Tant de choses ont lieu sous nos yeux ou presque. Ténues ou discrètes, petites, négligeables en regard du tumulte des événements, des brusqueries, des violences, des passions qui tiennent le devant de la scène de nos vies. La lumière qui tombe juste sur le vert tendre d’une herbe courbant une extrémité de son être à tâtons dans le vertige de l’espace. Peu d’entre nous et le plus souvent bien rapidement et très occasionnellement y portent attention. Une ombre qui resculpte les reliefs que le soleil écrase ou qui se plie sur un mur. On pourrait, à la manière des fameuses listes qu’inventa Sei Shonagon dans le japon du Xe siècle, en faire l’inventaire subjectif : choses qui surprennent, choses qui émeuvent, choses qui amusent, choses rares, choses que l’on ne peut comparer, choses qui font naître un doux souvenir du passé, choses que l’on entend parfois avec plus d’émotion qu’à l’ordinaire, choses qui perdent à être peintes, choses qui gagnent à être peintes…
Généralement marginales à ce qui pèse ou ce qui dure, elles ont la furtivité des impressions, des sensations fugaces dont on ne sait jamais bien si elles sont le fruit d’une projection, un dépôt imaginaire, une hallucination sensible, ou naissent d’un événement objectif que nous avons surpris. On compte parmi elles, plus d’ombres, de lumières, de reflets et même de lueurs ou d’effluves que de cris ou de coup de pioches. Des dessins et des caresses, des choses qui se penchent, des choses qui s’épanchent. Des « je ne sais quoi qui s’atteint d’aventure » (Saint Jean de Croix). Quelque chose de rencontres fortuites. Si bien qu’il est difficile, malgré la tentation, d’en parler en terme de traces, sauf à considérer celles, éphémères, cousines des nuages et de l’imaginaire qui s’y transporte, que laissent après eux les avions dans le ciel. Elles ne se donnent qu’à la faveur d’une distraction ou d’une attention singulière, qui sont souvent une seule et même chose, par l’expérience d’un regard, le hasard d’un point de vue ou d’une lumière rasante. Ne les perçoivent généralement que ceux et celles qui regardent à côté, qui s’absentent dans les doubles ou les contre-allées, qui musardent, qui rêvent éveillés, c’est-à-dire regardent à travers ce que les gestes ordinaires réclament. On conviendra qu’il est affaire de sensibilité, c’est-à-dire cette aptitude à percevoir et même à donner une importance particulière à certains phénomènes, certains faits minimes. Que ce qui leur donne relief, c’est d’une certaine manière ce mouvement qu’ils font dans l’espace du regard en direction du signe.
Participant du cours de la vie, elles s’éloignent, s’estompent, s’effacent, sont reprises par le grand flux qui brasse les êtres comme leurs songes. Vous demeurent alors comme un arrière-goût, une sensation difficilement définissable, un trouble : ce remuement intérieur et mal localisé que l’on nomme émotion. Un doute ou son ombre qui, dit-on, vouée au suspend plus qu’à l’appui, plane.
Ce sont des choses que l’on piétine, auxquelles on passe outre, qui dans les précipitations à l’aune desquelles se mesure une vie bien remplie, sont hors de considérations et ne retiennent que subrepticement l’attention. Aussi, s’y attarder, en prendre note, a quelque chose de clandestin, quelque chose d’un chemin buissonnier. Et même si la vie, courante comme on dit, emporte toujours après elle.
Viennent quelques couplets d’une chanson de Brassens et cette revanche de la sensibilité sur la sècheresse bourgeoise des philistins :
Vous pensiez, « Ils seront
Menton rasé, ventre rond
Notaires »
Mais pour bien vous punir
Un jour vous voyez venir
Sur terre
Des enfants non voulus
Qui deviennent chevelus
Poètes
Et si toute poésie procède, comme l’écrit Balzac, « d’une rapide vision des choses » ; pourrait-on dire, d’une forme de raccourci ou de contraction, de brèche, le poète qui lui donne raison procède par extension de l’instant surpris dans ces balises. C’est un empire qui se loge dans le mouillé d’un œil, dans un geste qui imperceptiblement s’attarde. Dans un reste d’émerveillement survécu de l’enfance.
Image : Photographies de Blandine Devers, 2022.
0 commentaires