cet étrange ailleurs où semblent se débattre les fous

« La preuve que la vie et la mort sont une même chose, c’est que je me promène dans cette chambre et que je vais téléphoner à Praline, parce que je continue à remuer comme si de rien n’était, alors qu’en effet rien n’est. »
Pierre Drieu La Rochelle, Le feu follet.

« Alors je cherche un papier pour répandre mon émotion sur sa surface blanche, j’oublie encore une fois mon impuissance à pouvoir dire toute la vérité que me donne l’arbre au-devant de mes yeux. Je crois pouvoir cette fois l’exprimer pour la donner au monde. Le temps où mon pinceau va sur le papier, j’y crois. »
Edmond Baudoin

Il est tout à fait oiseux de brosser chaque jour, et l’un après l’autre, des petits tableaux – même des moyens ou des grands -, sans qu’on vous réclame rien, sans soi-même bien savoir à quels désirs ou caprices, inquiétude ou désœuvrement les mains répondent, quand tonnent peu loin les canons, comme l’écrit Nietzsche, brouillonne le tumulte du monde.
C’est vrai qu’on se gonfle parfois d’images pathétiques, de musiciens qui continuent de jouer malgré tout – ou contre tout – sur un pont qui penche, au milieu des cris et des pleurs, agrippés au désespoir, pour quelques témoins promis à ne pas leur survivre.
L’orgueil, avant d’être rabattu, se voit s’épanouir dans l’image comme on doit se rêver quelques fois en Christ fendant la foule pour marcher droit sur son sacrifice. On sourit tendrement de sa naïveté comme des gaucheries de l’enfance, puis on évente le songe, disperse ses distractions. Il faudrait répondre de ses actes, vraiment. On est pas trop fanatique, peu confiant dans les élans de l’âme, peu idéaliste. Suspecte une myopie bourgeoise, sinon la sublimation du désespoir, un viatique, quand ce n’est pas une stratégie de manipulation, dans les cris et les slogans. « L’art (ou la beauté) sauvera le monde ! ». La phrase fait surgir l’image d’un pauvre, les pieds dans le caniveau ou d’un qui trime à l’intérieur des murs de sa condition. Et je juge avec le ventre : « du pain ! ». C’est sans doute se donner trop d’importance et un pouvoir trop plein à des hypothèses bancales.
La croyance, je veux bien l’admettre, est un pharmakon ; « opium du peuple », poison, mais aussi remède au désespoir, au défaut du sens et à l’absurdité qui mène à l’ataraxie, à l’abattement. Peut-on réellement s’en dégager pour admettre que les choses n’ont d’importance que celle qu’on leur accorde ? Que notre aventure est étroite et d’une postérité toute relative – voire très anecdotique ? Et ceci considéré poursuivre, comme si de rien n’était.
Si le ciel est vide, si nous dérivons d’une série de hasards comme une ligne de ricochets, s’il n’y a rien à sauver, sinon notre caprice à ne pas vouloir descendre du manège, peut-on seulement poursuivre un plaisir kinétique, sensuel et intellectuel qui ne serait pas seulement ce divertissement pascalien voué à nous détourner du vertige et de l’inadmissible ?
Peut-on seulement admettre que notre geste est étroit et tout bordé de songes ? Passé la porte de l’atelier, on ouvre le rideau, pend sa veste au clou pour enfiler le tablier. La toile attend au mur comme on l’a laissée la veille, à peine reposée. C’est un pan de mur duquel échappe un peu de végétation, et sur le sol un semis de lumières et d’ombres. Il s’agit de rendre au mieux l’impression qu’on en a eu et qui a formé l’image par laquelle existe cet arrangement pauvre, cette distribution de masses, de lignes, de lumières, de textures et de couleurs. On pourrait même croire qu’au fond le geste du peintre c’est doter de dignité le plus humble ou simplement s’attacher à la lumière et comment elle sculpte le visible. Mais il ne lui échappe jamais qu’il n’est ni maçon ni jardinier ni scénographe, mais face à sa toile, peintre. Et ce qui lui retrousse les manches à cet instant c’est une sensation qu’il cherche. Quelque chose d’un peu crayeux et rose mais qui tire en même temps vers l’ocre et le beige, avec un peu de gris et même peut-être un bleu très clair, électrique. Il faudrait que cela tienne à la fois de l’enduit et du pelliculage mobile de la lumière et des reflets. Que tout un hors-champ physique et mental s’immisce dans ce plâtre. Que ce ne soit ni terne ni fade, ni pour autant acide. Comme dans les peintures de Simone Martini ou de Fra Angelico. Jusqu’à une certaine mesure. Juste avant que l’aura rejoigne la religiosité. Parce qu’il faut que ce soit un badigeon aussi, brute, avec ses coups de pinceau visibles qui fasse hésiter l’illusion de la profondeur et de la représentation avec le concret de la matière et de la surface que rappelait Maurice Denis. Toujours cela : en même temps que d’être une représentation, un muret et un ciel, un buisson émergeant d’un sol terreux, un tableau ce sont des tâches de couleur réparties sur une surface. On regardera les deux d’un même geste ou presque.

Admettons que l’ambition est aussi dérisoire que tordue. Il n’y a pas à s’étonner que celui ou celle qui a l’instant charge des cartons sur son diable, camion en double file, pour les poser devant la boutique là-bas, qui pèse le plateau de pomme pour en calculer le prix, qui, de profil, regarde dans le rétro, ouvre la porte latérale du bus pour laisser monter ou descendre les voyageurs s’amusent de ce fou qui s’escrime et qui rage en barbouillant quelques centimètres carrés de beige en songeant à Vermeer à travers Proust. Sauf à se laisser fasciner, un peu à distance, par cet étrange ailleurs où semblent se débattre les fous, précisément.

Il arrive que les faits donnent raison aux moqueurs. Le peintre n’a réussi qu’à maculer la toile d’un équivoque pâteux ou fruste. Ou bien il a effectivement brossé l’image d’un mur ou de n’importe quoi d’autre. On lui reconnaît même du talent : « on reconnait bien », ou, « c’est bien fait ». Mais c’est raconter des histoires, aux autres et à soi-même. Ça peut se faire assez tranquillement, et même ça s’enseigne. Il faut que ce soit son jour pour toucher autre chose ou même juste l’entrevoir. Comme cette carcasse de bœuf chez Rembrandt ou ses portraits de la maturité. Parce que vous sortez de cette perspective objectivante qui fait de vous l’acteur de votre regard et le maître de ce que vous assujettissez par lui. Parce que, dans un impalpable basculement, un regard vous est retourné et la chose elle-même vous point. Vous vous sentez devenir l’objet d’un regard. Quelque chose a répondu. Ce n’est peut-être que le seul écho de ce qu’on s’est acharné à projeter mais il faut qu’ait été atteint une certaine justesse pour que vibre un accord. Alors le ridicule et le vain sont payés par la jubilation. Il nous semble avoir réalisé un travail de luthier. Il vous suffira par un regard, une disposition d’esprit, une décontraction subtile de faire sonner la chose et entendre qu’elle donne juste.
C’est en toxicomane qu’on essaiera avec d’autres accords, dans un autre tableau de renouveler l’expérience. On s’accrochera à des illusions, se désespérera souvent, remis en selle par ce désir de parcourir et d’explorer ces territoires harmoniques où le mat et l’atone, l’interne laissent place à un écarquillement complice, à cet « Ouvert » que percevait Rilke dans le regard des animaux.

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