On ne cesse de le répéter : on attrape l’histoire par le milieu. Du moins, en ce qu’il en est de l’histoire de la peinture, lorsqu’il vous vient vers vingt ans ou avant, au milieu du XXe siècle, le désir de peindre, vous fait face, puisque la perception du temps des Aymaras pour lesquels le futur, puisqu’inconnu, se situe dans votre dos, semble ici la plus juste, au bas mot 30.000 ans de peinture. Et si l’on commence pour soi-même, c’est dans un contexte et dans une histoire déjà riche, quoique vous l’ignoriez d’abord largement, disons dans ses détails, que s’inscrivent vos premières tentatives. Vous pouvez, comme Picasso considérant les peintures de Lascaux, conclure qu’on n’a rien fait de mieux depuis ; que la question, si s’en est-une, à peine posée était aussi une magistrale réponse, et qu’il ne reste alors qu’à passer votre chemin.
Mais il n’empêche, puisque le désir est là. Il y a une indéniable magie, une singulière fascination à faire des images. Et celles-ci dépassent la raison raisonnable.
Passé les premiers temps d’apprentissage et expérimentations, il vous faut donc prendre parti, en regard de ce qui s’est fait et de ce qui vous a fait. Poursuivre, ressasser une tradition, adopter une ligne, rejoindre une école, ou passer outre, tenter de vous dégager, de vous démarquer. Bref, tenter d’exister dans le nombre, avec et contre.
La modernité depuis Barbizon, l’Impressionnisme, et les avant-gardes du début du XXe siècle, ont travaillé à un décloisonnement, une ouverture inédite des possibles, tant en termes d’esthétique que de postures. Il n’y a ni de voie royale, ni d’évidence à s’engager dans telle ou telle recherche de telle ou telle manière. Il n’y a que des aventures. C’est à peine si on s’y retrouve. A peine si l’on sait encore de quoi on parle.
En 1960, Pierre Buraglio a 21 ans. Il entre aux Beaux-Arts de Paris. L’après-guerre a vu s’installer, dans le paysage français de l’art, l’abstraction lyrique de la seconde École de Paris, portée par Bazaine, Manessier, Bissière, Estève, et l’art dit Informel sous les pinceaux de Fautrier, Wols, Mathieu, ou Dubuffet. Au tout début des années 60, il fait la rencontre de Gilles Aillaud et de Pierre Soulages ; ses affinités artistiques vont vers les artistes de l’École de New York : Pollock, Rothko et De Kooning, et l’œuvre de Bram Van Velde.
Puis il côtoie Bioulès, Viallat, Parmentier, Hantaï, Kermarrec et Rouan ; participe à ses premières expositions de groupe, aux côtés notamment de Buren, Riopelle, Tapiès.
L’heure est aux expérimentations. Bientôt aux luttes sociales. Et c’est peut-être la même chose au fond.
Le tableau est l’un de ces espaces de lutte. Il a accueilli durant les siècles précédents, des vierges en majesté, des Christ en croix avec commanditaires, des portraits de riches marchands, de gens de cour, de rois et de comtes, des vanités, des scènes de genre, des natures mortes, des paysages, des Bœuf écorché, des Dame au virginal, des Saint Sébastien, des Sainte Victoire et des Demoiselles d’Avignon, des champs de coquelicots, des Autoportraits à l’oreille coupée, des Improvisations, des Composition avec rouge et noir, des Carré blanc sur fond blanc, des rêves, des Nu à la guitare, des constellations, figures ou espace bleu, Nature morte aux deux parapluies, des Parties de carte, batailles, Coq au matin.
D’une plasticité étonnante, il s’est prêté à l’icône, au fond d’or, comme au collage Dada, à Raoul Haussman comme à Bougereau, aux équivoques surréalistes, aux abstractions géométriques les plus raides comme à la croute la plus pesante.
Au début des années 60, les grandes abstractions gestuelles, coloristes, accumulatrices donnent par réaction naissance au pop, le nouveau réalisme invite l’objet. Il se fait des tableaux outrageusement illustratifs, décoratifs, des tableaux-pièges, des tableaux lacérés, voir cibles de tirs à la carabine. Dada et le Surréalisme auxquels on peut imaginer une forme de précédent dans l’aventure des Incohérents, ont joué de l’impertinence, amené le détournement d’objet, la combinaison de registres hétérogènes, démontant ce qui était entendu pour le faire grimacer, lui donner des dynamiques inattendues.
Et, puisqu’on ne veut plus du monde qui vous a précédé et qui entend, sous certaines voix, se poursuivre à travers vous, il vous faut détruire, démanteler ses organes reproducteurs ; ou mieux : déconstruire. La guerre d’Algérie dure jusqu’en 62. La révolution étudiante trouvera en 68 sont point culminant. Voilà pour le terreau. A une époque, Hector Obalk, a eu une formule qui se voulait synthétiser de manière schématique et caricaturale, comme toute formule, l’évolution récente de l’art : « Un peintre peint une pomme sur une toile. S’il supprime la pomme de sa toile, il fait de la peinture abstraite. S’il supprime la toile et pas la pomme, il fait de l’art conceptuel. Et s’il continue de peindre des pommes sur sa toile, il a toutes les chances de faire de la mauvaise peinture », c’est-à-dire désuète, anachronique. Bien sûr, ce que sous-entend cet implacable schéma, c’est que c’est plus compliqué que ça, que la réalité est sans doute moins linéaire, moins téléologique.
Puisqu’au fond, ce qui se joue là est assez ambiguë. Au moins sur un point. Buraglio a aimé, aime la peinture. Elle a formé son goût, aiguisé son œil, calmé peut-être certaines de ses angoisses. Il a reçu, aux Beaux-Arts une formation classique. Et n’hésitera pas à citer Constable : « pour désapprendre, il faut avoir appris ». L’iconoclasme le plus radical, malgré le geste romantique, a trop à voir avec l’autoritarisme et la dictature, les autodafés et les bûchers. Faudrait-il, parce que le bourgeois en apprécie les reproductions, qu’il y trouve quelque chose de traditionnel et de rassurant, qu’il l’oppose aux gesticulations contemporaines, que cela relève du tableau d’appartement, passer une à une les natures mortes de Chardin sous la lame ou la flamme, les piétiner, les réduire en pièce ?
Avec ça pourtant, comment continuer après Chardin sans faire du second-Chardin, du sous-Chardin ?
On vient après, et il faut faire avec et pourquoi pas parfois « d’après » (ce qu’il fera en fréquentant assidument les musées). Et de là vient peut-être ce que l’on perçoit de sourdine, de mélancolie, de voix basse, d’humble dans l’œuvre de Buraglio. Il s’est agit, par la force des choses, comme il l’a dit parfois, de « faire autrement la même chose, la même chose autrement ». Et cela, avec ce qu’il trouvait à sa disposition, formait son univers quotidien ou la texture de son époque.
Il fallait peut-être considérer qu’il y avait déjà là autour de soi peinture sans peinture, tableaux en dehors du conventionnel rectangle de toile tendue. Que peut-être, la peinture était une complexion du regard. Qu’il y avait ici et là du pictural sans visée artistique sédimenté dans des choses très prosaïques. Qu’un paysage pouvait se former dans la simple superposition de deux surfaces colorées. Cela donnera par exemple son travail sur le bleu, à partir des plaques de métro, des enveloppes et des paquets de Gauloises.
Bien longtemps avant les premiers ready-made de Duchamp, sur les parois des grottes, dans la combinaison d’une pierre percée et d’une esquille d’os, dans un galet se prêtant à la paréïdolie, des objets de l’environnement ordinaire, acheiropoïète, avaient pu retenir l’attention, susciter un regard esthétique. Et puis des pierres de rêve ou pierres à images dessinant d’elles-mêmes leurs paysages. Avec Eugène Adget, les premières photographies de l’ordinaire. Avec Kurt Schwitters, ce raffinement dans la matière même du trivial, des rebuts.
S’esquisserait dans ces cheminements quelque chose d’une généalogie dans ce qui a présidé à la manière de Buraglio et peut-être, à travers elle, aux territoires de ce mouvement qui avec Vincent Bioules, JP Pincemin, Louis Cane, Daniel Dezeuze, Calude Viallat et quelques autres, s’est appelé Support/Surface. Mouvement dont il restera proche mais toujours en marge. Tout comme des affinités ou proximités peuvent se laisser lire, du point de vue politique particulièrement, avec la nouvelle figuration de Fromanger, Erro ou Cueco.
Si la fenêtre est un sujet historique de la peinture, sinon le sujet, ce par quoi s’est formalisé le paysage en occident, Buraglio, après le détournement concret « Fresh window » de Marcel Duchamp, après la presque abstraction de la Porte-fenêtre à Collioure de Matisse, s’en saisira avec jubilation, que ce soit par l’utilisation de fenêtres découpées, celle de cadres de sérigraphie ou de portières de 2CV. On le reconnaitra peintre et même peintre de paysage, brassant les références, fin coloriste, dans une porte de bois, un assemblage de plateaux de table, un carreau de vitre.
Image : Pierre Buraglio, galerie Ceysson&Bénétière, St-Etienne, 2022.
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