« La distance qui nous sépare de ces étoiles amassées abolit les distances entre elles, et, dans les gouffres qu’elles illuminent de leur lumière mélangée, elles tracent devant mes yeux comme le ruisseau d’une brume de lait. J’entre dans le premier grand corps nébuleux du ciel. L’explication m’est enfin donnée avec des mots immenses que je ne peux pas contenir, mais mon cœur, comme une petite bête chaude, s’enroule instinctivement dans cette spirale de printemps. »
Jean Giono
« Dans l’hallucination artistique, le tableau n’est pas bien limité, quelque précis qu’il soit. Ainsi je vois parfaitement un meuble, une figure, un coin de paysage. Mais cela flotte, cela est suspendu, ça se trouve je ne sais où. Ça existe seul et sans rapport avec le reste, tandis que, dans la réalité, quand je regarde un fauteuil ou un arbre, je vois en même temps les autres meubles de ma chambre, les autres arbres du jardin, ou tout au moins je perçois vaguement qu’ils existent. L’hallucination artistique ne peut porter sur un grand espace, se mouvoir dans un cadre très large. Alors on tombe dans la rêverie et on revient au calme. C’est même toujours comme cela que cela finit. »
Gustave Flaubert
« On assiste stupéfait à ces sporadiques éruptions, fluettes, folles fontaines, à ces jets d’eau, plus jets qu’eau, avant tout jaillissements,surcroîts punctiformes de forces, spectacle délirant de la geysérisation intérieure. »
Henri Michaux
Ce fourmillement ténu, à peine palpable. Une sorte d’engourdissement de tout le corps. Le sol soudain lointain, sujet à déformations, inclinaisons, effets de vertige, comme la surface d’un bassin sous le plongeoir, ondulant. La perspective contaminant même vos jambes qui s’étirent loin par le bas, presque un objet distinct, un horizon. Sensation de lévitation dans un mouvement de houle. L’image que vous formez de votre corps et sa réalité physique se dissocient, mal arrimées l’une à l’autre, mécanique défaite, déboitée. Vous peinez à vous localiser. Vous vous abandonnez à l’espace, vous laissant pénétrer, dissoudre par lui. Vous planez comme une présence mal établie, une douce chaleur diffuse, un doute. Vous fixez un point de l’espace au-delà de ce qui en constitue l’arrangement. Vous regardez à travers le visible comme au-dedans d’un rêve aqueux, étouffé. L’angle d’un mur, le haut d’un mat d’éclairage public, posture d’humilité, un emmêlement de branches zébrées par l’oblique incision de câbles électriques. Une lueur pâle. Tout est là, rien ne pèse. Un geste pourrait les dissiper, comme les particules de poussière qui descendent dans un rai de lumière.
La vue elle aussi se détend, se rend au vague. Des pensées sans doute ont cours, comme on feuillette négligemment un magazine, ne retenant rien, porté par un mouvement mécanique. Des images aussi, s’extrayant de ne je sais quelles sources pour venir s’assembler furtivement, jouant comme les feuilles mortes dans un cour d’école un jour de vent. Un sac plastique s’élève en tourbillonnant sous le préau. Quelqu’un qui se réveillerait dans une salle de cinéma regardant aux visages modelés par la lumière dans la pénombre, au bombement des fauteuils, au défilé des plans sur l’écran, pareils à des découpes de presse papillonnant, à l’éclairage des veilleuses courant dans les allées, à celui de la sortie de secours, ne se formerait pas une perception du monde différente. Il se logerait mentalement tout au fond d’une perspective perceptive tout en dedans du monde et pourtant constituant une sorte d’exil mélancolique. (…)
Il m’a semblé souvent que l’art répondait de ces fantasmagories, de ces danses du réel et de l’imaginaire, comme l’on répond par une photographie à ce qui dans le paysage qui nous fait face simultanément l’étends et le contracte, le matérialise et le dissout. Il signale ce que Foucault désigne par le terme d’hétérotopie : des contre-espaces, des utopies localisées que les enfants reconnaissent dans le fond du jardin, dans le grenier, dans la tente d’Indiens bricolée dans tel ou tel recoin, dans le grand lit des parents… Des lieux, écrit-il, autres, « contestations mythiques et réelles de l’espace que nous vivons ».
L’art d’Aurore Pallet, après avoir exploré, l’étrange et l’équivoque, le trouble, les nouages du mythe, pour ne pas dire du mysticisme et de la météorologie tels qu’ils se manifestent dans les grands récits bibliques ou mythologiques, dans les cosmologies antiques, comme dans les communautés s’intéressant aux OVNI (Objets Volants Non Identifiés) ou, de manière plus scientifique aux PAN, (Phénomènes Aérospatiaux Non identifiés), développe depuis quelques années un travail plastique singulier qui joue tout autant de la matérialité de l’image que de son aura.
Délaissant la peinture dans sa mise en œuvre traditionnelle depuis 2019, elle recoure au transfert et à la sérigraphie, inquiétant le document pour en révéler ses ambiguïtés et son pouvoir poétique. Le sens n’y est pas comme d’ordinaire un rivage rassurant, mais le lieu d’un vertige. Se mêlent apparitions et souvenirs, hybridations inquiétantes et formes du pathos, comme ces réserves de forces obscures dont s’est si largement nourri le romantisme noir.
Ainsi son travail se poursuit, dans une parfaite cohérence, combinant le dessin la peinture et l’image en une pictorialité neuve — Elle peint toujours, dit-elle, mais sans pinceaux. Il convoque tout autant les augures que les fantasmes, les phénomènes physiques, chimiques et météorologiques que l’histoire des médiumniques, la science et la psychologie, la mystique et la science-fiction, s’attardant à ces labyrinthes où l’imagination sans cesse se relance, trébuchant sur un indice, une trace, butant sur une image, balayant une lacune ou une altération. Et si l’on a pensé parfois à ce goût pour le bizarre, l’étrange dont témoignent certains sites Internet tantôt du côté de l’humour, tantôt dans une veine complotiste, ou aux premiers travaux d’artistes comme Damien Cadio ou Michael Boremans, les affinités les plus évidentes aujourd’hui vont du côté de Robert Rauschenberg et de Sigmar Polke. Les nuances sombres, brunes, glauques et vernissées ont laissé place au jaune, au turquoise, au rose, au gris métallisé, à des teintes iridescentes. La toile et les vernis ont été remplacés par des films plastiques offrant tout un jeu de superpositions, entre opacités ponctuelles se délitant en halos, et pans translucides aux effets de calque, flous, trames et moirures.
Laissant « à l’insaisissable sa part », pour reprendre une formule du poète Philippe Jaccottet, elle se fait héritière du projet oxymérique de Rimbaud, œuvrant à « fixer des vertiges ». Elle les scénarise en quelques sorte à la faveur de montages complexes où entrent en friction le visible et le lisible. Je pense alors au film 24 Frames du cinéaste Abas Kiarostami, lequel note en ouverture : « J’ai souvent remarqué que nous sommes incapables de regarder ce que nous avons devant nous, à moins que ce ne soit dans un cadre. » Et à cet autre, Five, dédié à Ozu, accueillant largement le temps et le ténu. Fixer, cadrer des vertiges alors, comme les oracles tracent au ciel le quadrangle du temple en lequel se manifestent les augures… Quêter l’élaboration du sens comme les alchimistes quêtent un mystère plus grand que celui de la matière. Du moins Aurore Pallet semble-t-elle prendre plaisir à les laisser advenir ces vertiges, les laisser s’épanouir dans une manière de calme baroque qui n’est pas sans susciter une forme d’excitation chez celui qui regarde, semblable à celle que provoque une fouille ou une exploration sensuelle. Pareille intrication se fait, d’angoisse et d’éros à celui qui considère l’infini, abandonnant le rassurant espace aristotélicien pour le pli sur pli de Leibnitz, tel que l’explora Gilles Deleuze. Et l’on réalise là que comprendre ou soumettre la réalité à nos explications, nos récits, nos lectures est une manière bien souvent de la réduire, d’en apprivoiser l’infini, la musique, et de se rassurer.
« Il faut donner l’invisible qui s’agite et qui vit au-delà des épaisseurs, ce que nous avons à droite, à gauche et derrière nous, et non pas le petit carré de vie artificiellement serré comme entre les décors d’un théâtre. », écrit Umberto Boccioni. C’est un peu le projet de 24 Frames, ultime film de Kiarostami. C’est aussi celui de ceux qui, sous une forme ou une autre, explorent la phénoménologie des images, les mouvements dans lesquelles elles s’inscrivent, les vertiges qui les traversent, les échos qu’elles font dans les subjectivités qui les reçoivent, leur part heuristique, de Faulkner à Joyce et de Montaigne ou Cerventes à Kafka ou Beckett. Ceux et celles qui, à la manière d’Aurore Pallet, déploient les paysages plastiques, infiltrent les textures de l’activité hallucinatoire qui habite les images et dont Jean-François Chevrier a parcouru les modes ou modalités en croisant Blake et Redon, Hugo et Goya, Polke, Miro, Schwitters, Munch, Rops, Réquichot, Turner et Kubin.
Et nous pourrions poursuivre : Un fil coure, des cavalcades sauvages qui se superposent en jouant des reliefs aux parois de la grotte de Chauvet, aux tableaux d’Aurore Pallet, croisant les retables de Grünewald, les aquarelles de Dürer comme celle du Rêve de 1525, les ex-voto les plus exotiques ou naïfs, les Nymphéas de Monet, les lanternes magiques, les coupures de presse que l’on collecte dans des albums, les cartes postales dont on fait des compositions au mur de son bureau, les vivariums au fond desquels les axolotls vous retournent leur yeux noirs comme des têtes d’épingles et dont Cortazar dit qu’ils donnent l’impression de suspendre l’espace et le temps. On y voit des cieux cataractant, des aurores boréales, des nuées ardentes, des rayons verts, des fata morgana, des mirages, des fumées, des reflets. Des aquariums et des films scientifiques, à l’instar de celui où Paul Valéry vérifia la remarque de Mallarmé sur la danseuse, regardant y évoluer des méduses qui, pour danseuses qu’elles étaient, n’étaient pas des femmes et ne dansaient pas. C’est un palais de la mémoire écrasé sur lui-même, un salon au fond d’un lac, un rêve étrange et pénétrant, la mesure de toute choses : la matière même du monde.
Image : Aurore Pallet, Subduct flash 6, huile sur polyéthylène, 2020.
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