« Ta vie tes femmes devant la banque, (…) avec des dents qui manquent, fatiguées en mauvaise forme, avec des petits bras noirs autour de leur cou accrochés à leurs jupes toute l’usure et l’inquiétude des luttes sur leur visage (…) et pour la veine riche et profonde de sentiments humains enfouis sous tes camions de pompiers ta pauvreté et ton amour »
Alice Neel
C’est l’effet des découvertes tardives : vous ne connaissiez rien ou presque au travail d’un ou une artiste, vous aviez un nom, anticipant un peu ce qu’il pouvait recouvrir par ce que vous saviez déjà des personnes qui le prononçaient avec un intérêt entendu, une époque grossièrement balisée, une zone géographique pas tellement plus précise. Quelque fois une ou deux images en tête, qui semblaient peu vous concerner. Puis vous découvrez une œuvre, une vie et derrière les deux images ici et là réitérées une avalanche d’autres œuvres, comme si dix, quinze, vingt personnes se mettraient soudain à s’adresser à vous en même temps. Il faut voir la somme de portraits que peut produire une artiste, par ailleurs discrète, dans l’engagement qui est le sien tout le long de sa vie. Et ce n’est plus plus ou moins une poignée de portrait plutôt bien sentis et quelque part anecdotiques qu’il s’agit de juger, mais bien une œuvre dans sa persévérance obstinée, dans ce qui la travaille, dans ce qu’elle travaille, dans ce qu’elle tire avec elle de l’oubli ou de l’invisible pour le faire entrer dans une forme de récit qui participe à la matière de l’histoire. On se dit que l’art est fait de ces obstinations intempestives qui inquiètent l’écriture des choses, les obligent à la prudence à l’amendement. De ces gestes qui passent outre le bloc dont on voudrait faire des moments, troublent la figure qu’on dessine toujours un peu trop hâtivement d’après quelques faits saillants qui écrasent le reste. Se figure-t-on ce que c’est de se tenir face à un regard, un corps, ce qui le meut et ce qui l’empêche, ce qu’il ignore de lui-même, d’en scruter chaque volume, chaque ligne dans leurs multiples prolongements sans perdre ni la cohérence globale de l’apparence courante ni sa propre stabilité ? Pour le dire autrement : en 1967 Andy Warhol réalise des autoportraits, plusieurs versions de Marilyn Monroe, Claes Oldenbourg des sculptures moles, Jacques Villeglé des affiches lacérées. Robert Ryman des tableaux blancs, Sol Lewitt ou Donald Judd, des sculptures cubiques épurées, Carl Andre assemble au sol 144 carrés d’étain. Rauschenberg présente d’étonnant montages mêlant sérigraphie, collage, schémas, radiographies médicales. Joan Miro peint l’Or de l’azur, composition onirique de 2m par 173cm de haut. Dan Flavin prend pour matériau la lumière de tubes fluo. Eva Hesse réalise d’étranges installations en latex et résine. En 1967, Alice Neel peint Mère et enfant (Nancy et Olivia), huile sur toile de 99x91cm. Et quelque chose dans cette aventure évoque le pas de côté que fit Giacometti dans les années 30 en se consacrant à la figure. Un affranchissement. Un anachronisme. Le Picasso des périodes bleu et rose, de la bohème, Toulouse-Lautrec dessinant et peignant d’un même geste la vie populaire des cafés et des bordels. C’est loin, formellement, de ce qu’entendait promouvoir l’époque.
Pour ce qui est de l’histoire, née presque 20 ans après Picasso, en 1900, et décédée en 1984, 11 ans après lui, elle couvre à peu près le siècle. Siècle auquel elle s’assimilera. Et ce qui étonne dans cette période de tumulte politique, de découvertes et de progrès techniques, de prolifération de mouvements, d’écoles, d’avant-gardes diverses qui reconfigurent le paysage et l’esthétique, la sensibilité même, à travers les Cubisme et le Surréalisme, les abstractions, le pop art et la naissance de l’art dit contemporain, c’est cette forme d’indifférence ou d’indépendance qui mène l’art d’Alice Neel pendant cinquante ans dans cette pratique presque exclusive du portrait et dans cette esthétique relativement homogène. Comme si elle avait su très tôt ce qui l’intéressait et de quels moyens elle entendait user, peu important les convulsions de la modernité, les ruptures et les retournements. Y baignant pourtant, mais n’en laissant rien paraitre. Postmoderne dirait-on. Jugeant peut-être que ce que certains envisageaient comme un conservatisme rétrograde ou un aveuglement, une ignorance naïve du mouvement de l’histoire, n’était en rien incompatible avec un engagement artistique et humain dans l’époque contemporaine. Bref, qu’il existait une voie alternative aux grandes abstractions américaines de l’expressionnisme ou du colorfield, au pop art, à fluxus, au minimalisme et à ces mouvements qui entendaient dépasser les traditions de la figuration et même du tableau sous des formes plus ou moins conceptuelles, plus proche peut-être des arts populaires, et qui avait prise sur le présent, sinon pouvaient s’en faire une sorte de miroir.
Bien sur cette singularité est relative quand on pense aux figures de Morandi dans ce qu’il peut incarner de néo-classique, ou de Lucian Freud, né une vingtaine d’années après elle et décédé en 2011 qui a lui aussi voué son art à l’intimité du portrait et à une forme de réalisme caricatural dont Van Gogh, Soutine et Kokoschka, Schiele, pourraient être les premiers représentants. Bien sûr le portrait de Carlos Henriquez de 1926 a encore quelque chose de la Bohème qui caractérise la première école de Paris, et celui d’Alice Childress de 1950 évoque assez ceux de Suzanne Valadon, les Matisses les plus sages, mais déjà quelque chose s’affirme de cette manière qui caractérise les années 60 et 70 jusqu’à l’aisance prodigieuse des tableaux des années 80 qui pourraient être ceux d’un jeune artiste officiant trente ou quarante ans plus tard. Si dans les années 70, ses portraits pouvaient passer pour nostalgiques d’une première modernité qu’ils poursuivaient au-delà de ses bornes, dans les années 2020, ils semblent à l’inverse prendre la tête d’un renouveau de la peinture. Facéties des histoires des sensibilités qui tordent le cou au serpent de la téléologie.
Peintre de la vie quotidienne comme peut l’être souvent David Hockney, attentive à la proximité, aux vies humbles, regardant avec la même objectivité le cinéaste underground, la star comme pouvait l’être Andy Warhol, que ses belles filles et les enfants, les voisines, les amis, Carmen Gordon Haïtienne qui travaillait chez elle dont elle fait le touchant portrait en train d’allaiter son enfant malade, elle évite la posture sociologique et son surplomb par une empathie singulière qui lui permet d’atteindre une vérité plus subtile que celle des discours. Elle ne regarde ni ne peint depuis un lieu extérieur, théorique, une aristocratie artistique. Elle habite ces quartiers pauvres, connait des difficultés économiques et affectives semblables. Elle fait confiance aux visages et aux corps, à ce qu’il en émane et qui la touche, la concerne et nous concerne ; et on lui est gré de nous épargner les pancartes et leur façon de recouvrement.
Si l’on compare aux photographies de Diane Arbus, Richard Avedon, Dorothea Lange, Paul Strand, la peinture d’Alice Neel saisit sans produire d’effet d’icone, sans tout à fait figer. Et la naïveté, les déformations, l’aspect inachevé des tableaux qui les fait voisiner de croquis pris sur le vif comme en fit Delacroix au Maroc, participent d’une forme d’humilité qui traverse la matière autant que les personnes. Chris Maker rappelle la proximité entre la photographie et la chasse. « C’est instinct de la chasse sans la mort », dit-il. On vise, on appuie sur le bouton et « au lieu d’un mort, on fait un immortel ». La peinture engage une autre relation qui passe par le temps, une forme de tricot, les caresses mêlées du regard et du pinceau. Et la mécanique et la brièveté de l’opération sont remplacés par un compagnonnage entre l’artiste et le modèle, la recherche de quelque chose qui dépasse la surface et l’apparence et qui prend corps dans la matière même, dessin, modelé, couleur, touche… L’artiste qui se disait « collectionneuse d’âmes » et se reconnaissait travaillant à saisir quelque chose de « l’esprit du temps », sa traversée du siècle, cherchait en chacun, derrière l’effet de pose, l’inconscient à l’œuvre, « ce que le monde lui a fait et sa manière de riposter », « les inégalités et les pressions qui apparaissent dans la psychologie » de ceux et celles qui se tenaient devant elle, « la lutte, la tragédie et la joie de la vie » qui se nouaient dans chaque posture, chaque geste, chaque regard en un motif à la fois semblable et spécifique. Il s’agit à la fois d’un portrait de famille, au sens élargi du terme, d’une chronique, et de ce qui affleure dans l’insignifiant de cette aventure qu’est la vie dans ses aspects sociaux et intimes, ses joies et son tragique. Son propre parcours la rendant peut-être plus sensible que d’autres à ces brisures que chacun prenait sur soi avec plus ou moins de succès. « En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. » dira-t-elle.
Ainsi s’expliquent peut-être de voir cohabiter dans l’œuvre ce portrait de Rita et Hubert, couple mixte dans l’Amérique raciste des années 50, comme une affirmation des petites machines désirantes contre la grande machine sociale, pour le dire à la manière de Deleuze et Guattari. D’Isabetta, la seconde fille qu’elle a eu avec Carlos après que Santillana succombe très tôt de la diphtérie, et que celui-ci lui enleva pour la donner à élever par ses sœurs à Cuba et qu’elle ne devait ensuite revoir que brièvement et de loin en loin. Portrait qu’elle repeignit ensuite à l’identique après que Kenneth Doolittle par jalousie l’ait détruit avec des dizaines d’autres tableaux. Celui d’Andy Warhol, torse nu portant les cicatrices de la tentative d’assassinat, deux ans avant, de Valérie Solanas. Mondain inquiet, fragile, comme une manière de clown triste. Celui qui me touche tant de la Famille espagnole où l’on voit, adossée à une grille Margarita et ses trois enfants.
On pourrait juger la pratique du portrait comme complaisante, anecdotique et de peu d’ampleur par sa dimension familiale, intime, quotidienne, loin de la charge manifeste que porte un Guernica, loin des réflexions sur l’art que poursuivent les abstractions, les déconstructions diverses, il touche pourtant précisément aux réalités sociales, sexuelles, raciales – politiques – qui suscitent et animent les luttes du XXe siècle. Sous un autre mode.
Il est des artistes qui projettent leurs tourments, leurs ambitions sur tout ce qu’ils regardent, choses et êtres, auteurs autoritaires en quelque sorte, prédateurs ou vampires, ventriloques. D’autres qui se laissent émouvoir, vaciller et savent s’oublier pour mieux écouter. Et peut-être que pour fondre l’art et la vie en un seul geste comme l’ambitionnèrent les artistes de Fluxus à la suite de John Cage ou Allan Kaprow, il n’était pas forcément nécessaire d’abolir l’objet d’art lui-même, de désavouer toute tradition. Il fallait détourner cet organe de pouvoir qu’avait été le portrait à travers les figures de chefs, de rois et de dieux, puis d’aristocrates, de nobles marchands, de mécènes et travailler à hauteur d’homme, poursuivant mais sans misérabilisme et pittoresque la sente ouverte par les réalistes, la chronique encore trop bourgeoise des impressionnistes. Peindre les gens, comme Balzac projetait d’embrasser par ses livres « la comédie humaine », mais sans que le type ou le caractère gagne sur la vérité simple de vies pour bonne part insaisissables.
Soutine fit de superbes portraits d’apprentis, garçons de courses, cuisiniers, garçons de café ou portiers. Avec Van Gogh, Alice Neel partage cette attention aux gens, cette fraternité ou sororité, cet élan qui chez lui avait pris un tour mystique. Et on l’imagine souscrire au jugement de celui qui refusait autant les compromis ou les compromissions que l’inauthenticité, le manque de franchise perçu comme un manque de vérité, et la tiédeur : « il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens » et sceller la relation par ce moment et cette éternité, l’individu particulier et la situation que fondait ensemble un portrait.
Image : Marxist girl (Irene Peslikis), 1972. (détail)
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