l’abondance en ses limites

« La croissance mesurable de l’économie, des revenus, est une indication en trompe l’œil. Car si elle véhicule encore pour beaucoup l’imaginaire de l’amélioration matérielle et morale, elle est aussi indissociable du processus de perturbation planétaire qui nous a fait entrer dans l’inconnu. »
Pierre Charbonnier

« Les gens ont été trop habitués à l’abondance, ils voient pas que cette abondance en définitive ça passe par tout un tas de trucs. »
(Paysan interviewé par JL Godard, documentaire Six fois deux, 1976)

« Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensembles sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres. Il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie. Il se rend maitre du plat et fait son propre de chaque service. Il ne s’attache à aucun des mets qu’il n’ait achevé d’essayer de tous. Il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. (…) on le suit à la trace. Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connait de maux que les siens que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain ».
La Bruyère

Pas plus que les autres, je n’ai écouté la dernière allocution du président, ces discours, ces postures dans leur ensemble m’étant assez insupportables. Et puis ça fait longtemps qu’on a appris qu’il n’y avait à ce niveau à peu près aucun lien entre les paroles et les actes, les paroles généralement volontairement rendues sans prise, déformables et retournables à volonté, comme on s’amuse parfois dans la rue à faire de grandes bulles avec de l’eau savonneuse.
M’est seulement arrivé aux oreilles qu’il aurait annoncé la fin de l’abondance. En tout cas prévenu de restrictions probables à venir, d’un mouvement de sobriété nécessaire.
Aussitôt ici et là des blagues sur le fromage : « fin de l’abondance, mangez du reblochon ».
Et puis aussi toujours comme on nous donne des leçons, voudrait nous imposer de nous serrer la ceinture sans prendre même la peine de l’exemplarité. Photos du président qui fait du jet ski, photo du président qui se sert un verre de vin au milieu d’une tablée (comme si nous étions globalement plus cohérents… !).
Sans doute le message s’adresse-t-il principalement aux classes moyennes et supérieures qui, effectivement, quoique nous ayons parfois l’impression de vies difficiles (nous sommes toujours tentés de vivre au-dessus de nos moyens), ont profité, profitent encore de conditions de vie plutôt favorables qui en font des consommateurs perpétuels de biens et de services. Gagnant entre 1400 et 2500€ par mois, j’entre moi-même dans le milieu de cette « classe moyenne » consommatrice.
Considéré que les plus pauvres seront une fois encore les victimes collatérales de cette diète nécessaire comme ils l’ont été du festin dont ils devaient se contenter de recevoir les restes (« précaire » ou « fragile » signifie : sans marge de manœuvre ou presque). Les aides sociales les maintenant la plupart du temps juste à flot.

Et cela fait quelques années que quelques observateurs du changement climatique, de la chute de la biodiversité, des effets secondaires du commerce mondialisé, en appellent à une forme de décroissance. Décroissance nécessaire au regard de l’appauvrissement des ressources, des effets de leur exploitation sur les milieux et sur les plus vulnérables, de l’insoutenabilité du principe d’une croissance infinie dans un milieu fini. Décroissance qui sinon à être consentie et progressive sera in fine subie et brutale. C’est la différence entre la sobriété consentie et la pauvreté subie.
Longtemps et encore aujourd’hui quoique l’on s’étouffe du prix des carburants à la pompe, l’énergie a couté trop peu. (La part des revenus que les français consacrent à l’énergie n’a jamais été aussi basse que ces 30 dernières années, note Jancovici. En 2017 elle était en moyenne de 5% des revenus du foyer.) De même, le prix de la nourriture a été divisé par plus de 10 en 80 ans (divisé par 30 à 50 en ce qui concerne la viande ; mais la consommation par personne par an a augmenté en 200 ans de 20 à 100kg en moyenne). Et c’est un des paradoxes actuels que les foyers aux plus faibles revenus comptent un plus grand nombre d’écran par personne. Il se trouve des organisations cyniques qui engagent des familles fragiles dans des crédits à la consommation voués à l’achat d’électroménager ou de Hi-fi : les uns pallient ainsi certaines frustrations plus profondes à l’invitation des sirènes de la pub (Moulinex ne libère plus seulement la femme, il est une forme de psy ou d’ergothérapeute), les autres servent la grande machine économique qui appelle toujours plus de production et donc de consommation.
Nous avons tous le rêve, incarné par la révolution numérique, après celle dite industrielle, d’une puissance accrue, d’une machinerie désincarnée, d’une énergie invisible et comme magique. Villes étirée, suspendues, véhicules volants, facilité dans chaque geste…, nos rêves projettent un désir d’affranchissement total à la fois de l’effort, de tout ce qui est pesant, et de la question des énergies. Comme le note Pierre Charbonnier, la modernité s’est construite sur le pacte mensonger, irréaliste, idéologique pourrait-on dire, entre « abondance et liberté », cette dernière comprise ou revendiquée comme affranchissement de toute dépendance matérielle, mais construite sur la promesse d’une amélioration infinie des conditions matérielles dans un monde de ressources finies.
Les progrès ont été bien réels et les vies que l’on mène aujourd’hui sembleraient hallucinantes, dépassant leurs rêves et projections, à nos arrière-grands-parents, s’ils devaient nous visiter. On peut se référer à l’évolution de l’espérance de vie, à la mortalité infantile ou pour cause de famine, au statut de la femme et aux minorités. La situation est encore loin d’être idéale, mais on vient de loin. Mais on n’a peut-être pas assez mesuré les contreparties, les effets secondaires ou indésirables de ce rehaussement du niveau de vie, du développement d’une société de services, de la généralisation des congés, de l’augmentation de la population.

Le développement de nos pays occidentaux a été couplé d’abord à l’esclavage, à la conquête de terres et de ressources, puis à l’utilisation du pétrole et de la machine. Le progrès, les progrès en termes de santé, de nutrition, d’hygiène, de logement, de déplacements, de loisirs se sont fait par ce recours à des énergies qui fournissaient beaucoup plus que ce qu’elles coutaient. Et dont on a minimisé ou occulté le coût réel, à moyen ou long terme, en termes d’écologie par exemple.
Je me suis étonné en apprenant les chiffres du fait que les énergies traditionnelles tel que le bois et le charbon n’ont pas été progressivement remplacées par le pétrole, le gaz et le nucléaire, mais qu’au contraire, ces consommations s’étaient surajoutées. La consommation mondiale de charbon a par exemple été multipliée par 3 ou 4 entre 1940 et 2020. La consommation de pétrole un peu plus encore. Si bien que d’une consommation d’environ 1000 million de tonnes d’équivalent pétrole en 1920, nous sommes passés à près de 14000 millions en 2020. Les premières sources d’énergies exploitées aujourd’hui dans le monde sont le pétrole (31%), le charbon (26%) et le gaz (23%).
Notre appétit épuise les ressources. Pris par l’ivresse de la vitesse nous sommes incapables d’envisager le frein.
Cela fait des décennies que l’on répète à l’occasion que l’économie mondiale craquerait si les pays que l’on disait alors du « tiers monde » ou « en voie de développement » atteignaient un confort de vie semblable à celui qui est le nôtre en occident et dans les pays dit « développés ». Passablement schizophrènes, on s’émeut de la misère endurée là-bas, on soutient quelques initiatives caritatives, mais on s’inquiète que les indiens, les chinois, les africains se mettent à rouler en voitures individuelles, à manger des burgers, s’équipent des téléviseurs, comme nous.
Aujourd’hui, les voyants sont au rouge, la machine surchauffe, on en perçoit des signes concrets. Mais une politique de restriction semble pour la majeure partie de la population, inenvisageable. Non pas techniquement : chacun peut à son échelle tenter des économies, viser un peu plus de sobriété, réduire déplacements, consommation de viande, utilisation de la climatisation ou du chauffage. Mais émotionnellement je serais tenté de dire. Car ce que d’autres supportent, ce qui était supportable jusqu’au début du XXe siècle est devenu pour nous aujourd’hui insupportable. Nous, classes moyennes et supérieures, sommes devenus les produits mous, fragiles, hypersensibles, exigeants, capricieux, d’une économie de consommation et de croissance. Nous brider, c’est comme renoncer à la bande son de nos vies, aux exhausteurs de goût, aux excitants. Non seulement nous avons pris goût au confort, mais nous y avons assujettis nos désirs, nous en avons fait notre horizon. Comme du sucre, de l’alcool, du tabac, des séries télé, des réseaux sociaux, de la dopamine, nous en sommes devenus dépendants.
Le capitalisme, comme mode de vie aujourd’hui pointé, est un moyen créé par nos sociétés pour poursuivre un dynamique de croissance, pour une population elle-même croissante et exigeante alors même que nous vivons dans un milieu fini et déjà fortement sollicité.
Il est le produit de notre recherche accrue de confort, de développement, de sécurité, de consommation, de plaisirs et de liberté. Dans le sens que cette liberté a été envisagée comme une mise à bas des murs des contraintes naturelles que l’illusion ou le fantasme d’une croissance infinie (toujours plus haut, plus loin, plus fort, plus vite) seconde.

Je me souviens, le peu de fois où j’ai été amené à écouter le discours d’un prêtre à l’occasion de baptêmes, communions, m’être hérissé à chaque fois lorsqu’il était affirmé comme une évidence indépassable que chaque homme cherchait le bonheur, que c’était notre idéal commun, naturel, notre quête, notre but ultime. Je sondais en moi et ne m’y reconnaissais pas tout à fait. Ou du moins, je trouvais ça extrêmement triste, voire déprimant. La conquête de l’eau tiède. Pour autant, il existe en nous une vraie pulsion économique, un désir de satisfaction, d’optimisation de la dépense et du profit, héritée de temps archaïques.
La société de services, les pavillons individuels, les machines, les applications, la télécommande, la trottinette électrique, sont les avatars de cette recherche d’angles ronds, de molletonné, de facile, de sucre. Et les guides de développement personnel donnent son sous-titre à cette quête du bonheur : l’individuel, le soi.
On n’a peut-être jamais autant entendu parler ces derniers temps dans nos sociétés libérales de liberté. Cent fois par jour, à propos de tout, est revendiqué une légitime et naïve liberté.
« Jouissons sans entraves » déclarait-on à une époque. Phrases pleines d’élan qui m’ont toujours fait frémir (C’est un peu le crédo du violeur). C’est encore ce « jouir » égocentré, qui se crie dans une perspective biaisée de ce qui fait société. « Je m’achète un SUV si je veux, c’est ma liberté individuelle ». « C’est à moi seul de décider d’à quelle température je chauffe ou refroidis mon intérieur ». « Je dis ce que je veux, je fais ce que je veux, je sors si je veux et qu’on m’emmerde pas ». « J’ai bossé pour l’avoir, je me le suis payé, je l’ai pas volé… ». Combien de fois des voitures qui poussent au cul, font des appels de phare pour vous pousser alors que vous êtes déjà, doublant, au-delà de la vitesse autorisée ? Combien qui, pour gratter quelques places dans un bouchon remontent une bretelle de sortie avant de se rabattre, une voie d’arrêt d’urgence ? Combien d’attitudes qui disent « moi-je » ? « J’ai envie d’aller plus vite que tout le monde, j’ai envie de passer devant, j’ai pas envie d’attendre, j’ai pas envie qu’on m’impose une vitesse limitée pour cause de pollution… ». « J’ai envie de voir un film, mais j’ai pas envie de payer… ». Tous les matins dans ma rue, les livreurs qui font leur travail, se font klaxonner, invectiver. Quand bien même ils ne se tournent pas les pouces et l’énervement des automobilistes ne pourrait rien y changer. Quand bien même celui qui klaxonne est le même qui hier ou demain à commandé ou commandera un article qu’il se fera livrer de la même façon. J’ai l’impression de voir des personnes se klaxonner eux-même dans une circularité grotesque, absurde. Où est le compromis nécessité par la prise en considération du bien-être de l’autre et de celui, supérieur de la construction de cet être composite qu’on nomme société ? Où sont l’autre, ou sont le « nous » dans ces prises de parole du « je » ? Qu’est-on prêt, chacun, à donner, à quoi est-on prêt à consentir en échange de cette vie commune et des bénéfices que l’on en tire ?
Il semblerait que nous soyons comme ces enfants gâtés incapables de supporter la moindre entrave, la moindre attente, la moindre frustration. Nous pensons avec le ventre.
Qui — et ne croyez-pas que je m’exclue crânement de cette population dont je parle — , considéré la pression qui est faite sur le système, le fait même que par définition ce seront les plus précaires, les générations futures (nos enfants) qui seront le plus durement, le plus tragiquement impactés ; qui est prêt aujourd’hui à renoncer à certains éléments de confort plus ou moins durement acquis, vendre sa voiture, réduire ses déplacements de vacance, se désabonner de Netflix, d’Amazon, renoncer aux fruits exotiques, aux barquettes de viande en promo au supermarché, à la clim, à l’avion, pour détendre un peu l’élastique, amortir l’impact ? Qui n’attendra pas que l’autre le fasse d’abord, l’effort, (parce que sinon, se contraindre soi seul ne servira à rien) ? Qui n’attendra pas, contre cet effort consenti, une contrepartie quelconque pour lui, comme les propriétaires réclamèrent à l’état au moment de l’abandon de l’esclavagisme des indemnités compensatoires ? Comme l’état français imposa à Haïti une dette honteuse durant des décennies pour ces mêmes raisons ? Qui acceptera de réduire son train de vie, ses distractions, ses plaisirs, quand c’est par leur accroissement que se mesure aujourd’hui la différence subjective entre vivre et survivre ? Qui en sera capable dans ce monde qui s’est construit dans cette intrication vicieuse qui fait que nous sommes devenus esclaves de notre affranchissement ? Qui sera capable d’inventer une véritable alternative, une bifurcation ?

D’autant qu’il existe une vie, des vies possibles, en dehors de cette course en avant, des burn out qui en sont symptomatiques, et de cette boulimie. Certains disent, une sobriété heureuse.

Sinon, « La guerre, la guerre mondiale apparait alors comme l’horizon fatal de l’abondance, non pas parce qu’elle est le simple résultat de la course aux ressources, mais parce qu’elle outrepasse l’économie tout en étant son motif caché : l’accumulation de puissance, et surtout l’accroissement des différentiels de puissance. », écrit Pierre Charbonnier.

A quoi peut-on aujourd’hui consentir, envisagé qu’à moyen terme, notre voracité ne sera plus soutenable et que ces conditions dont nous jouissons dans les pays développés en termes d’abondance alimentaire, de sécurité, d’assistances diverses, de santé et de liberté ne seront plus assurées ? Quels arbitrages ferons-nous ? Consentirons à nous adapter ou nierons-nous la réalité, lui opposant capricieusement et individuellement nos raisons comme le Gnathon dont La Bruyère fit le portrait dans ses Caractères ?

Montaigne : « Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre est de vivre à propos. Tout le reste, gouverner, amasser, bâtir, n’est qu’accessoire et secondaire. »
Mais sommes-nous si sages, si libres-penseurs?

Image : A. Philippe Van Loo

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