Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d’Alfaroubeira
Courut le monde et l’admira.
Il fit ce que je voudrais faire
si j’avais quatre dromadaires…
Guillaume Apollinaire
25 photographies. 25 proses brèves qui égrainent ou ponctuent la nuit pour la clore sur elle-même ou la sceller. C’est aussi bien un film qu’un livre : la traversée d’une unité de temps et comment celle-ci lève au paysage de ce temps des images.
Vingt-cinq photographies de Chris Marker, prélevées parmi les 800 qui le composent, de son film Si j’avais quatre dromadaires…
25 textes ou fragments, 25 notes qui y répondent, ou y réagissent, ou les regardent, ou les disent dans ce qu’elles suscitent en l’auteur à partir de leur apparition et par leur installation dans l’attention. 25 saisies brèves, 25 échos, aussi bien pensées ou poèmes. 25 pour 24 heures. 0,03 pourcents retenus sur 800 images. La part des anges.
Ces images, on les pose devant soi, ou on se pose devant elles. On leur fait prendre la pose. Elles invitent à ouvrir chacune la porte qu’elles retournent en soi.
La question était de savoir s’y me fallait d’abord revisionner le film de Marker dont je n’avais qu’un souvenir vague et brouillé pour lire le livre de Jacques Sicard, et le suivre. Ou bien ¬—ce que j’ai finalement fait— le livre fabriquait-il une traversée indépendante relativement, levant ses propres images, dont le film de Chris Marker suggérait le mouvement libre, proche de cette dérive qu’embrassèrent les surréalistes et qu’on imagine déjà chez Baudelaire parcourant Paris, chez Rousseau ou Nietzsche pensant-marchant ; et le souvenir, aussi lacunaire soit-il suffisait.
« La connaissance des villes est liée au déchiffrement de leurs images proférées comme dans un rêve », écrit Siegfried Kracauer.
Le cinéma de Marker, comme celui de Godard est à la fois narratif en le sens qu’une voix y tend un fil qui coud en une séquence continue des fragments, images et citations disjoints et hétérogènes. Ainsi l’auteur est celui qui, par le montage, donne sens au chaos, dans les deux sens du terme : l’oriente et le met au service d’une signification. Celui qui trace un chemin. Et, dirait-on, plastique, dans le sens que l’image est considérée comme matière. Non seulement surface ou représentation, mais corps, chimie, phénomène. Marker dans un de ces films (peut-être Sans soleil ?) dira : « elles se donnent pour ce qu’elles sont : des images. Pas la forme transportable et compacte d’une réalité déjà inaccessible ». En ceci participent-elles déjà d’une forme de rêve ou de digestion digressive du réel.
Marker comme Godard (aussi bien dans sa Lettre à Freddy Buach que dans son/ses Histoire(s) du cinéma) comme ici Jacques Sicard, fouillent du regard, de la pensée, du texte ou de la langue dans ce matériau de traces semblable à un corps disloqué, à des vestiges de l’aventure humaine, tout autant composés de gestes, de mouvements, de regards que de rêves et de symboles. Ils en font quelque chose comme une cartographie, science comme on le sait équivoque où l’objectivité se mêle à diverses projections (le corps dans le territoire et le territoire comme corps).
Alors, cette mélancolie qu’on dit propre à la photo, en ce qu’elle est l’objet de la résurgence du passé comme de la mise au passé de chaque instant qu’elle vise, embrasse tout le cinéma de Marker et peut-être aussi le livre de Sicard. C’est comme de parcourir un vieil album, un livre d’histoire, un livre d’instants éphémères, d’échecs, de disparitions et d’ombres portées. On y lit tout autant les mécaniques à l’œuvre que mettent en lumière les sciences sociales que l’inconfort de la sensibilité vis-à-vis de ces mécaniques ou schématisations qu’un part indicible excède et déplace et qui tient au double fond du langage.
Je parle d’ombres portées, car le présent est précisément le lieu, le rivage où meurent à nos pieds et sur nous les luttes et les défaites d’hier, comme leurs illusions, leurs propres lignes de perspective. Il fait de nous les dépositaires de récits qu’il faudra peut-être d’abord patiemment démonter, déconstruire avant de les remonter et cela semble-t-il sans fin.
Cette histoire, au centre du cinéma de Marker, de ce que l’on pourrait appeler des essais visuels où le politique prend cette forme nuancée, complexe, que la poésie lui confère, elle hante aussi le livre de Jacques Sicard. L’engagement de Marker s’avoue souvent sentimentaliste et réclame régulièrement un peu d’innocence. Alors Sicard peut dire que les photographies de marker sont « une fiction dessillée » ; qu’elles prennent en charge la colère de ceux qui se tiennent face à l’objectif, usés mais fiers, « du fond de leur conscience d’avoir un couteau planté dans le dos ». Le livre, comme le film sont « un regard ».
Et ce mot de conscience est, il me semble central. Tant dans ce livre dont chaque fragment, à la fois sommaire, sobre et extrêmement riche de sens est comme une explicitation, que dans ses précédents — notamment Godard, ou Chorus, en dialogue avec Philippe Blanchon— ou dans ce que le cinéma de Marker tout comme celui de Godard met au travail. Je repense alors au film Le camion de Duras :
MD :
Elle dit les mots : prolétariat…classe ouvrière…
Elle dit : maintenant ils savent nommer leurs exploitants… leurs oppresseurs… lire… écrire…
GD :
Avant, ils ne savaient ni lire ni écrire. Maintenant, ils savent lire et écrire. Leurs connaissances, quant à leur sort, sont considérables.
Jacques Sicard, vingt-cinq photographies de Chris Marker, éditions La Barque 2021.
Merci, cher Jeremy, pour cette chaleureuse recension. En espérant vous rencontrer un jour. J’habite non loin de Toulon (à Six-Fours-les-Plages, précisément) où vous avez exposé – Je vos serre la main; Jacques Sicard
Avec plaisir, il m’arrive de séjourner à Toulon à l’occasion.