2011 – Désiré en vain, par Pierre Wat in Catalogue de l’exposition Jérémy Liron à l’Hôtel des arts.
On se sent presque stupide, ou tout du moins naïf, à vouloir nommer ce que peint Jérémy Liron, tant l’évidence, ici, aveugle. Ce sont des immeubles, ce sont des paysages, ce sont des immeubles pris dans des paysages, à moins que ce ne soit des paysages générés par des immeubles, mais une fois que l’on a dit cela, on est, comme dans la peinture de Liron, face au mur. Car les motifs qu’aborde cet artiste, alors même qu’il les aborde jusqu’à épuisement, sont des chausse-trappes pour critiques en mal de clefs iconographiques. Liron peint des HLM alors, peut-être, Liron soulève-t-il la question sociale : façon, contemporaine, de faire entrer la zone dans la grande peinture. Mais Liron peint des villas de la côte, et la maison du fada, à Marseille, mais aussi la villa Malaparte, à Capri, alors peut-être ce peintre est-il plus en mal de remémoration que de sociologie ? Sans doute. Mais remémoration de quoi, pour que ces œuvres suscitent, même chez celui qui n’a rien vu de ces bâtiments-là, le sentiment que oui, vraiment, cela rappelle quelque chose ? Faut-il que Liron soit tout autre chose qu’un collectionneur de pittoresque architectural pour que son art ait cette puissance mnémonique. Faut-il, autrement dit, que ses terribles immeubles nous confrontent à bien autre chose qu’aux infinies variantes des formes du bâti balnéaire, ou des sinistres tours de nos banlieues, pour que, devant une œuvre de Liron, on éprouve le désir immédiatement déçu de faire de ce qu’il nous montre un abri.
Car, et c’est bien là ce que ces images si manifestement silencieuses hurlent comme on crie dans le désert, c’est d’absence et de présence qu’il est ici question. De désir de saisir et de perte, et, pour citer Proust après Liron, d’images d’autant plus désirables qu’elles sont désirées en vain. Ça aurait pu s’appeler « Défense d’entrer », car, à bien y regarder, les bâtiments peints par Liron sont comme autant de barrières, ou même, parfois, de forteresses impénétrables. Puisque j’ai parlé à un moment de paysages, il me faut relever qu’en eux, tours et maisons sont traitées comme des figures dont la présence vient à la fois se substituer à toute présence humaine, et la rendre de ce fait impossible. Parce qu’elle serait dérisoire, comparée à ces blocs d’absence. Parce que, chez Liron, nulle maison, qu’elle qu’en soit la forme, n’est le lieu d’une habitation, mais la forme par laquelle se dit un sentiment d’exil. Le contraire d’une demeure, très exactement.
C’est dans la façon de peindre, comme de juste, que tout se joue. Une forme émerge, seule, et se tient là, au milieu d’une nature dont la présence, si différente, ne fait qu’accentuer l’absolue solitude de ce qui se dresse. Autrefois, cette verticalité, et cette isolation, c’est à l’humain que les peintres la réservaient, pour mieux affirmer sa domination sur l’horizontalité du monde, sur ce paysage parcourable, pénétrable, connaissable, qui lui servait d’environnement. Chez Liron, qui a du regarder les paysages historiques de Nicolas Poussin, les « fabriques », ces bâtiments imaginaires qui animaient le fond, sont venus se substituer aux héros tragiques des fables de l’auteur du Paysage avec les cendres de Phocion. Comme s’il n’était plus possible, aujourd’hui, de peindre l’histoire, mais – du fait même de cette perte – quand même possible, et plus encore nécessaire, de semer, dans le paysage du monde, des figures semblables à des énigmes. Comme si, aussi, l’homme ne pouvait plus posséder le monde, ni en le parcourant, ni en le façonnant, ni même en en façonnant l’image.
Le peintre dit chercher une présence, dans ces formes blanches qui viennent hanter ses toiles comme autant de puissances d’oblitération. Mais présence de quoi ? Présence faite de quoi ? Car Liron, dont les œuvres sont pareilles à des bornes plantées dans les zigzags d’une errance, peint comme on tente de saisir une apparition : au vol, entre ravissement et crédulité, avec la peur que, peignant, le songe ne vienne à s’interrompre du fait même de cette tentative de le fixer. Il faut, ici, citer l’artiste, qui écrit beaucoup, et bien, ce qui ne saurait étonner, car c’est bien l’histoire, que l’on écrive ce mot avec un petit ou un grand H, qui travaille sous les surfaces faussement planes, et tente sans cesse d’affleurer. C’est-à-dire le temps, comme instance d’apparition, et de perte. Ainsi de cette expérience, qui présida à la naissance d’un grand paysage, et dont il fait le récit en ces mots : « D’abord, j’avais surpris sur la route cette silhouette émergée des arbres (ou peut-être est-ce plus juste de dire que quelque chose en elle m’avait surpris) sans bien que je sache dire ce qui me retenait et a fait que je ressente ce désir contrarié de celui à qui une chose se donne dans le mouvement de sa disparition. Je dois dire que dans ces cas, ces arrangements ordinaires se donnent à moi avec autant de distinction qu’un tableau sur un mur. Je veux dire qu’il se détache du fond du monde. […] Je me suis demandé si c’était une image qui m’échappait alors ; image à laquelle je revenais à chaque trajet, d’autant plus désirable qu’elle était désirée en vain, comme l’écrit Proust quelque part, et qu’il me faudrait patiemment assimiler comme l’œil parcoure la surface d’une image par sauts, zigzags, retours, laborieusement, avant de la percevoir toute. Mais manifestement il s’agissait plutôt d’un mouvement, d’une bascule de l’image tout à la fois en et hors d’elle-même. Si bien que le souvenir à la fois très prégnant et confus que j’en avais ne devait rien à un défaut de mémoire, ce que je compris après avoir réalisé quelques photographies à la diable : cette vue que j’aurai voulu retourner chercher avec la peinture n’existait pas, ni dans une photographie, ni dans l’autre, peut-être un peu dans l’ensemble. Un peu comme l’on se souvient parfois d’une scène d’un film ou d’un livre qui s’avère impossible de retrouver à la relecture : on se l’est inventé. »
Voilà, tout est là, dans ces quelques mots : la peinture est le fruit d’une expérience, c’est-à-dire d’un saisissement et d’une perte, en même temps. La surprise, sur laquelle Liron insiste, est ce ravissement qui est l’expérience même de celui à qui quelque chose apparaît : perte de soi dans l’apparu, en même temps qu’extase. On s’étonnera, peut-être, de ce vocabulaire, si manifestement teinté de métaphysique, pour tenter de dire ces œuvres qui se présentent comme des représentations d’immeubles spectaculaires ou ordinaires, étranges ou laids, dans des environnements plus ou moins végétaux. Mais cette présence, qui surgit sur une route comme surgit l’inattendu, comment la nommer autrement que sur le mode, certes nostalgique, certes hanté par la précarité du moment, d’une certaine forme d’état édénique perdu. On comprend mieux, soudain, ce que j’ai appelé la puissance mnémonique de l’art de Jérémy Liron : sa capacité à toucher, en chacun de nous, la mémoire enfouie du Paradis perdu, comme une perte originelle, et fondatrice de notre vie.
Il faut, un instant, s’arrêter sur cette saisissante formulation de ce qu’est un tableau, pour ce peintre, c’est-à-dire de la façon dont il lui apparaît : « Je veux dire qu’il se détache du fond du monde. » Et la faire résonner avec cette idée que la vie est placée sous le signe de l’errance, dès lors que l’on a été expulsé du jardin d’Eden. Alors, soudain, la démarche de Liron révèle sa véritable nature : celle d’un bâtisseur d’utopies provisoires. Pour qui l’image est le fruit d’un arrachement au temps. C’est cela, se détacher du fond du monde : isoler, un instant, une forme dans le fleuve du temps pour tenter que la saisie l’emporte sur la perte. Mais Liron, s’il est parfois nostalgique, ne croit pas pour autant à la religion de l’art, et en une possible restauration, par la peinture, de l’unité perdue. Chassés du Paradis, nous n’y retournerons jamais, mais notre sort, qui est tragique et beau, est de garder en nous la mémoire d’avant la Chute, et le désir vain du retour. Contre cela, l’artiste ne peut rien, mais de cela, il peut créer des œuvres, qui porteront, dans leur forme même, ce désir et son échec, et qui, loin d’être faibles pour cette raison, en tireront leur force, qui est d’évocation. C’est parce que Liron peint non ses souvenirs mais la mémoire, notre mémoire, qui est hantée par l’oubli, que son œuvre suscite chez qui se risque à en être le regardeur un désir presque douloureux de se trouver un abri. Parce que, comme il l’avoue si bien, ses souvenirs ont la justesse des images inventées, et que, ainsi crées, elles sont faites de la même matière que notre sentiment commun de perte. Monde désert, barrières infranchissables, murs aveugles, architectures inhumaines qui semblent, littéralement, nous tourner le dos, végétation se confondant, à tant de reprises, avec un geste de maculage, tel est, si on veut le faire, le véritable inventaire des formes et gestes produits par Jérémy Liron. Comme autant de manières d’avouer en même temps qu’il y a bien une présence – une apparition – mais que nul art ne saurait nous la donner à éprouver autrement que sous la forme d’un échec à voir. La peinture, et cette confusion délibérée du végétal et du pictural, sous le signe de la tache, en est le signe le plus éclatant, est un art d’aveugle, que ne parviennent à incarner que ceux qui acceptent d’avancer ainsi, par le souvenir et l’invention, jusqu’au pied du mur. Jérémy Liron, d’évidence, fait partie de ceux-là.