En se confrontant à la réalité de notre environnement quotidien pour le traduire de manière à la fois littérale et sensible, il s’appuie sur une longue tradition qu’on peut faire remonter au tableau d’architecture caractéristique de la peinture hollandaise du XVII siècle, avec des artistes considérables comme Vermeer, Jan Van der Heyden et les frères Berckheyde qui ont pris pour sujet des vues urbaines (alors) contemporaines, ou Emmanuel de Witte et Pieter Saenredam fascinants spécialistes des intérieurs d’église et de la géométrisation de l’espace.
L’intérêt porté par Jérémy Liron aux paysages urbains trouve une source plus immédiate chez Giorgio Morandi à la fois pour le regard que celui-ci porte à des sujets ordinaires et sans qualité (la cour intérieure de l’immeuble qu’il habitait via Fondazza, les toits qu’il voyait de son atelier (déjà) hérissés d’antennes de télévision, et les vues de la campagne autour de Grizzana avec les pylônes des lignes électriques à haute tension, ainsi que pour la passion manifestée par le maître de Bologne à l’égard de la géométrie ; sur ce point la peinture de Liron par les cadrages qu’il adopte balance entre des vues banales et des compositions extrêmement sophistiquées qui approchent la pure abstraction (voir paysage n°70 et paysage n°76) ; la référence à Edward Hopper s’impose aussi pour sa description de vues urbaines américaines.
Comme les artistes qui composent cette longue lignée, Jérémy Liron porte une attention scrupuleuse au réel au lieu de n’en conserver que quelques vagues signes comme peuvent le faire aujourd’hui les peintres expressionnistes Gunther Förg ou Per Kirkeby, tout en veillant comme eux à demeurer dans la peinture et le sensible.
Il serait pourtant erroné de croire que Jérémy Liron a la religion de la fidélité au modèle. Bien qu’il utilise la photographie comme point de départ pour sa peinture à l’instar de David Hockney ou de nombreux jeunes peintres de sa génération qui depuis leur plus jeune âge reçoivent le monde à travers le filtre omniprésent de la télévision, du cinéma, de la photographie et de la publicité, il s’accorde beaucoup de liberté par rapport au modèle initial ; seule la vérité de la peinture guide sa main. En ce sens il n’est pas l’équivalent en peinture de Bernd et Hilla Becher pour la photographie. L’aspect documentaire l’intéresse finalement assez peu et le rapport qu’il entretient avec le réel se révèle équivoque ; ainsi il simplifie souvent le fouillis végétal qui entrave la lisibilité et la géométrie de l’image ; quelquefois encore, il n’hésite pas à incorporer dans la composition du tableau des éléments absents de l’image photographique, pour des raisons purement plastiques ; ainsi la grille rouge qui barre la moitié du tableau n° 16, et le muret blanc au bas du paysage n° 30. Dans le choix des bâtiments il s’intéresse à l’habitat collectif qui est aussi le plus fréquent autour de nous, sans s’attacher particulièrement aux icônes de l’architecture moderniste et contemporaine, même s’il a peint la Cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille, et la Villa Malaparte d’Adalberto Libera à Capri immortalisée par Godard dans Le mépris.
Contrairement à une première impression rapidement réfutée par l’observation, le style de Jérémy Liron n’est pas figé mais s’adapte à la nécessité interne de chaque tableau ; d’une toile à l’autre sa manière de peindre peut sensiblement varier ; ordinairement il prend soin de laisser visibles la trace de la main et la superposition des différentes strates de peinture, de même qu’il ne traite pas les différents plans de la même façon. Comme dans les clichés photographiques où la mise au point est faite sur l’élément central du sujet, le bâtiment généralement situé derrière la partie végétale du premier plan est traité avec plus de précision que celle-ci plus sommairement brossée, laissant de longues coulures de peinture apparentes (voir paysage N°84). Comme chez Morandi on sent toujours présente la main du peintre ; les arêtes des murs des bâtiments ne sont pas parfaitement rectilignes et les façades ne sont pas traitées en aplats uniformes mais peintes centimètre carré par centimètre carré. On ressent à la vue de ces tableaux le même plaisir sensuel que le peintre a dû éprouver à les faire. Dans certaines toiles on a pourtant le sentiment que sa peinture est peut-être en train d’évoluer vers une plus grande stylisation; ainsi dans les paysages N°82 et 85 la végétation est traitée de façon très schématique comme dans les perspectives d’architectes et la matière faite d’aplats est moins sensible ; à l’opposé, dans une série de petites huiles sur papier réalisées en 2009, Liron utilise une touche très expressive qui produit une peinture remarquable et peu distanciée. Pour l’instant il nous faut donc simplement prendre acte de l’existence de ces deux tendances, sans pouvoir préjuger de laquelle l’emportera.
Evoquant l’attitude distanciée de Liron par rapport au sujet, il est aisé de remarquer que celle-ci se manifeste de plusieurs manières dans sa peinture : ainsi toutes les œuvres sont présentées sous plexiglas pour créer un écran physique avec le spectateur, les lieux ne sont pas identifiés puisque les tableaux portent simplement le titre générique de paysage affecté d’un numéro, leur taille est toujours identique et de format carré pour ajouter un élément supplémentaire de neutralité. De même le ciel est toujours fait du même bleu. Comme chez Morandi enfin, il n’existe aucune trace de présence humaine.Pourtant la peinture de Liron n’est pas déshumanisée et ne provoque pas chez le spectateur un sentiment de vide, de tristesse ou de mélancolie ni même d’inquiétude sourde comme c’est le cas chez Luc Tuymans ; elle procure simplement le plaisir produit par le jeu de la géométrie et la maîtrise de la matière, c’est à dire par ses qualités propres.
Gilles Altieri, commissaire de l’exposition