magie des images

Or il y a cette peinture murale dans le palais communal (palazzo publico) de Sienne, ornant trois des murs de la salle des neufs (dite aussi salle de la paix) que l’on doit à Ambrogio Lorenzetti et qui est connu sous l’appellation de bon gouvernement ou des effets du bon gouvernement. Un programme iconographique complexe peint en 1338-39 qui met en regard les ravages d’une politique de la discorde, de la brutalité et la vie pacifiée par la justice sociale, l’équité, l’acceptation égale de la diversité. A une main le paysage ruiné, force brutale et maisons en flammes. A l’autre, une ville prospère, vernaculaire, où les biens comme les êtres circulent. Sujet païen, philosophique et politique, même s’il évoque volontiers les traditionnelles représentations symétriques des Enfers et du Paradis. En réalité, un regard attentif permet de ne pas réduire l’ensemble à une opposition frontale et radicale, disjointe entre bon et mauvais gouvernement et le riche livre de Patrick Boucheron –Conjurer la peur, Sienne 1838– paru récemment permet de saisir les subtilités qui tressent ce lieu d’image, son programme, son urgence politique, ce qui pourrait paraitre comme étonnamment pragmatique. Un lien, littéralement, court d’un mur à l’autre, une corda, de la concorda à la discorda, les intentions se répondent, et cette figure de la paix, pâle, semble étrangement ailleurs, mélancolique, ne regardant pas son œuvre, mais à travers elle comme si elle savait trop la fragilité, la précarité de cette paix, l’utopie de son règne, les ombres récurrentes, l’inquiétude qui nait de l’apaisement. Sourd de puis ce nœud une intranquillité.
Le gouvernement des neufs qui avait commandité sa réalisation fut condamné par le peuple, les belles intentions n’ayant pas réussi dans un contexte d’instabilité, de crises, de faillite bancaire à éviter les inégalités, les dérives du pouvoir, le principe de réalité. On ne les tua pas mais on brûla leurs archives dans la salle adjacente dite Salle de la Mappemonde. Quelques années plus tard, la peste ravagea la ville, emportant plus d’un tiers des habitants. En réalité, le mur peint sur lequel butent les visiteurs du site et qui leur offre l’image tragique de ce qui se jouait à l’époque dans les campagnes environnantes en déployant par l’image les risques ou plutôt les effets concrets d’une politique de la discorde se trouve actuellement altéré (et on avait noté à première vu cette étrange disparité entre la bonne conservation de la partie droite et ces larges zones perdues sur le mur gauche) du fait des chaleurs qu’a reçu le mur depuis l’autre côté.
On ne peut être que saisi pas cette coïncidence troublante entre ce qui est peint et ce qui s’est manifesté, le feu réel ayant surgi sous le feu figuré, la figuration des ruines ayant été concrètement ruinée. Image de guerre, ou pour mieux dire de ce qui s’en suit de violences, ravages et pillages, de débâcle, altérée, rongée par le feu réel qui est venu par derrière, par dessous les feux peints.
Comme pour toute image obsolète parce que liée à une histoire concrète politique et sociale dont elle est en quelque sorte l’illustration, d’autant plus encore qu’elle est du fait du pouvoir renversé, on se demande comment celle-ci nous est parvenu. Pourquoi elle a été conservée, comme sanctuarisée, alors que sa mauvaise conservation aurait pu être un bon prétexte à son recouvrement, la colère populaire propice à son saccage ? On évacue immédiatement l’idée anachronique d’un souci de conservation du patrimoine comme des raisons esthétiques. Les plus probable alors serait le fait que la richesse, la subtilité philosophique du message, ce qu’elle incarne d’utopie, cette mélancolie qui la dialectise en font une image atemporelle, toujours valable, agissant à la manière de ces vanités comme une sorte de rappel opportun. Si au fil de l’histoire elle est parfois largement tombée dans l’oubli, s’est opacifiée jusqu’à devenir à peu près illisible, les temps présents l’ont rejointe et s’y sont vu tendu en miroir leur propre risque, leur actualité. Mais le memento mori est double.
Moi je ne peux m’empêcher de revenir au feu qui, au revers du mur, cloque l’enduit, écaille la peinture, au feu qui brûle sous les flammes. Je ne peux m’empêcher de voir, par derrière le pouvoir discursif, philosophique, politique des images un autre pouvoir, profond, primitif, magique. Une très ancienne hantise des images. Le sentiment d’une affinité profonde entre l’image et la réalité qu’elle représente, c’est-à-dire qu’elle met en présence en l’absence de sa réalité même. Hantise perpétuée jusque dans nos superstitions ordinaires, comme celle qui nous fait attendre de certaines suites de chiffres, de certaines dates, des événements, des manifestations spectaculaires. Si l’image n’est pas la chose, une contiguïté demeure agissante qui nous fait déchirer les photos lors d’une dispute, griffonner au portrait d’un politique que l’on exècre, redouter la proximité sournoise sur son bureau, entre les papiers, d’une photographie d’araignée exotique, lui préférer la complicité sensuelle d’un poster de charme. A l’attention des sens, les images agissent conformément à ce qu’elles figurent.
On s’étonne de traces d’antiques iconoclasties s’étant arrêtée à la décapitation des statues, à leur basculement, certaines bêtes au fond de grottes ornées non pas effacées mais empêchées symboliquement par quelques lapidations ciblées au cou et aux membres. Effacer n’aurait pas apaisé, peut-être n’aurait-il fait que masquer la chose, la rendre plus sournoise encore, plus immatérielle, ubique quand la mutilation de l’image rappelle l’acte par lequel on a pris la main, et sur le même terrain que la figuration elle-même, cloue la menace sur place, sous le regard. Incidemment, on reconnaît une force agissante dans les chairs de l’apparence, on ne peut s’empêcher de voir des signes émanant des choses, des messages à mi mots, des regards retournées à notre intention. On lit dans les formes, dans l’informe fumant des viscères, dans les taches, les fumées, on trace un temple comme on délimite une image, un écran susceptible d’isoler, de clarifier les auspices dans tout les bruissements du monde.
La peinture avec ses pans desquamés aurait-elle pu paraitre comme un message acheiropoïète, un signe ? Cette image dialectique de figuration et défigurations serait-elle apparue, même confusément, même inconsciemment, intuitivement comme une confirmation céleste de ce qui se disait de manière allégorique dans le travail du peintre mais cette fois-ci de littérale, concrète, en acte ? Un instant il m’a plu de le penser.

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