C’est chaque fois une sorte de vertige bancal d’apercevoir la nécessité souterraine indéchiffrable ou quelque aléatoire déterminé très en dehors de soi par les circonstances, le milieu dans lequel on se retrouve à tremper. Chaque fois quelque chose à lieu qui est aussi une part de soi. En faisant chemin on se sculpte, s’imprime des tournures de pensée, des gestes, des expressions et toute sorte de choses qui dessinent dans le mouvement ce que l’on est. Que l’on aurait pu être tout autre trouble le point subjectif depuis lequel ça s’énonce. On se succède, se complète, se projette dans un nouveau soi à chaque instant tandis qu’un autre s’estompe. Et chaque jour continue de se jouer l’être que l’on pousse, comme l’arbre au bout de ses branches pousse ses feuilles. Ce que l’on a vu et ce que l’on n’a pas vu. Que l’on a fait et que l’on n’a pas fait. Ce que l’on a entendu ou lu et comment et quand. A prendre nos bibliothèques on mesure les chemins, les ricochets, les points de renvoi et ce grand maillage qu’ils tissent en nous. Ces livres qui ont si puissamment déterminé la suite, ceux qui se sont insinués de manière plus subreptice, ceux-là que l’on a régulièrement croisé et que, sans qu’on sache vraiment pourquoi, on n’aura pas lu. Ceux que l’on aurait lus autrement, compris différemment si ç’avait été plus tôt ou plus tard, dans d’autres proximités. Dans la lame de fond de la curiosité générale, les mouvements de surface des études spécifiques, contextuelles.
Pourtant on va dans une certaine innocence, dans une sorte de nécessité hasardeuse. On se précipite en soi sans savoir. On chemine, on réalise des possibles.
Ainsi, quelques lectures qui ont jalonnées la saison de la fin de l’hiver au début de l’été.
Les yeux des filles fleurs, de Frédéric Khodja, éditions derrière la salle de bain.
Les livres des éditions DLSDB sont des objets qu’on tourne en main et dans la tête. On pourrait, comme des sculptures ou quelques objets curieux dénichés dans un vide grenier les poser là quelque part dans nos intérieurs, à portée de regard. Les laisser insister passivement. Leur graphisme toujours impeccable, leur brièveté les déplace du textuel pour introduire une expérience esthétique au sens large. On les lit moins qu’on les caresse ou leur confie notre désir. Et sans doute est-ce le désir le premier, comme mouvement à l’adresse de ce qui échappe qui préside à l’enquête du collectionneur d’images attentif à leur pouvoir d’évocation qu’est Frédéric Khodja. Peu de choses : deux pages, deux photographies (ou trois, mais celle qui initie l’intrigue précisément demeurera un hypothétique et mystérieux point d’encrage) et l’espace à la fois étroit et distendu de leurs correspondances. « D’autant plus désirable, écrit Proust, d’être désirées en vain ».
Hiver 2014, éditions Charlotte Sometimes (12€)
J’ai une sympathie certaine pour ce décompte ample du temps qui joint le temps qui passe au temps qu’il fait. Alors, oui, c’est une raison suffisante d’annoncer ainsi une moisson de textes et d’images mêlés, comme une ponctuation : hiver. A vrai dire c’est le texte qu’y confiait Arnaud Maïsetti qui a suscité mon intérêt. « Dehors est ce qui nous sépare du temps. ici, rien ne passe vraiment ; ici est le temps des pierres & des mots levés contre elles, des rues qui s’arrêtent au moindre regard quand on voudrait arrêter celle qui passe, qui s’éloigne ; ici quand s’éloigne celle qui passe, on reste, on demeure celui qui, dans cette rue même, regarde le ciel lui aussi passer & s’éloigner sans nous ». Un journal sur une semaine avec la dynamique d’un décompte – sept jours avant l’hiver – dans la fenêtre duquel le tout proche et prosaïque d’un déménagement avec ce que ça implique aussi de bouleversements, de déplacements internes se mêle à ces folies qui nous parviennent depuis la presse, la télé, Internet. Violences. « Dehors on tue ». Et qui pour ne pas mourir chaque jour de ces convulsions, de ces contradictions, de ce chaos qui nous frôle ou nous happe ? On n’en revient pas de tout ce qui est à l’œuvre de bas, de vil, de mauvais. Cette sensation pourtant toujours d’être au bord, exilé ou abandonné, plombé. Celui à qui échappe le ciel. Toujours, Arnaud Maïsetti écrit depuis cette rage d’incompréhension, depuis la fatigue des nuits mauvaises, de l’accablement, l’épuisement, depuis intranquillité. Dans le vertige du présent le plus étroit et ce qu’il rejoue à chaque fois de la totalité. Car, si « nous sommes sans illusion sur le présent », comme il l’écrit, demain perpétuellement annonce la possibilité fragile d’un rachat. « La mémoire de ce qui a eu lieu, le désir de ce qui pourrait recommencer ». Quelque chose qui, dans la théâtralité des nuits, évoque l’attente de Godot. Une sorte de désir désespéré qui me rappelle tellement celui du passeur dans le Stalker de Tarkovski.
Cinq études d’ethnologie, de Michel Leiris, Denoël (6€)
Je pas d’un point et je vais le plus loin possible, de John Coltrane, éditions de l’éclat/éclats (7€)
Le cerveau disponible, de Bernard Noël, éditions libertaires (5€)
L’instant et son ombre, JC Bailly, Seuil (16,20€)
Les grands entretiens d’artpress, Marc Desgrandchamps, éditions artpress (9€)
Un élastique dans le dos, Alice Popieul, éditions Moires (15€)
Champs-Elysées, Eric Rondepierre, éditions nonpareilles (15€)
Conversation sacrée, Patrice Giorda, éditions l’Atelier contemporain (20€)
Si on écrit c’est sans doute parce que l’on n’entend rien à ce qui se passe ou, pour reprendre la formule de Daniel Arasse, parce qu’« on n’y voit rien », que quelque chose derrière la perception ordinaire échappe. Parce qu’il nous est nécessaire, enfin, pour objectiver ce qui a lieu, de l’investir par le langage et ainsi se raconter en le déposant ce dont on est témoin. Dans l’expérience que nous faisons des œuvres d’art ou même de ce à quoi plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement on se retrouve mêlé par la pratique artistique elle-même. Ce que l’on a entrevu – au mieux – nécessite d’y faire retour, de le porter aux zones claires de la conscience, d’y faire le point, comme l’on dit dans la pratique photographique. « Les œuvres d’art résistent », écrit Patrice Giorda. Par delà l’apparence, leur part « mondaine », leur part privée, leur mystère, « ne se livre que dans une espèce de conversation sacrée où, s’il a lieu, l’éblouissement fracasse l’opacité qui nous sépare de leur silence ». Il faut il aller voir, ou mieux, écouter ce qui bruisse en elles ; et les questionner, les sonder.
Les textes rassemblés en première partie du livre témoignent de ces « conversations sacrées », de l’attention portée par le peintre aux œuvres de ces prédécesseurs et de ce qu’elles livrent à celui qui les regarde depuis sa propre pratique, ou qui, dans l’impudence ordinaire les amène dans l’atelier, sous la lampe de son atelier. Car il lui faut faire « siennes toutes les œuvres de ceux qui l’ont précédé » pour rentrer dans leur logique interne. Il lui faut les repeindre mentalement pour en retrouver les enjeux, adoptant la place de Giotto, du Caravage, de Velasquez et de quelques autres, à la manière d’une reconstitution policière pour percevoir quelles ont été les alternatives qui se sont posées à eux, quelles situations ont présidées à tels choix picturaux.
Il n’y a guère qu’un peintre pour vous inviter ainsi sans préciosités dans l’atelier des peintres. Une ballade, donc, à travers la peinture classique presque exclusivement et dans les coulisses de certains tableaux qui n’est pas sans évoquer la manière d’Arasse dans ses Histoires de peinture. On retiendra particulièrement une lumineuse lecture croisée de Hopper et de Caravage.
André Masson ou le regard incarné, Bernard Noël, éditions Fata morgana (20€)
L’hypothèse du désir, entretien de Régis Debray avec Leonardo Cremonini, éditions l’Atelier contemporain (20€)
>une note un peu longue reproduite à part, ici.
0 commentaires